Ceux à qui nous essaierons de raconter « Birkenau », pourront-ils nous croire ?

Je me suis bien souvent posé la question : ceux à qui nous essaierons de raconter une faible partie des atrocités de Birkenau pourront-ils nous croire ? Certainement non. Nous qui avons souffert et assisté à ce colossal massacre, nous qui avons supporté lentement et progressivement notre dose quotidienne de souffrances, de tortures, de terreur et d'inutiles révoltes, nous ne croyons pas encore que ce monstrueux et inhumain cauchemar a été une réalité; nous ne réalisons pas encore l'énormité de la sauvage tuerie que nous avons vécue.

Et quand ceux qui ont vu· autour d'eux seulement : brutalité et sauvagerie, quand ceux qui ont respiré des mois entiers la fumée dégagée par l'incinération des corps de leurs camarades et qui ont senti continuellement l'odeur de viande humaine grillée - cette odeur pénétrante, écœurante, 'source de' révolte' et de désespoir - se demandent encore : « Est-ce que cela a été possible ! » Comment ceux qui ont continué tranquillement leur vie normale pourront-ils concevoir une faible partie du summum d'inhumaine souffrance que le mot de « Birkenau » renferme en soi ?

Cependant, j'essaierai de parler de Birkenau, parce que l'humanité doit se faire une vague idée de cette hallucinante catastrophe; parce que le phénomène Birkenau, exceptionnel et pathologique, mérite d'être étudié pour trouver les causes qui lui ont permis de se produire, pour rechercher les moyens d'empêcher la réapparition d'une telle horreur.

Il est difficile de parler de Birkenau. Toute notre logique, toutes nos conceptions de vie s'opposent à la logique, aux conceptions de cette colossale tuerie et ceux qui ont vécu cet affreux calvaire se sont demandés comment une telle idée a pris naissance dans un cerveau humain, comment elle a pu être exécutée, réalisée si parfaitement par des hommes ?

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Parfois des images plastiques nous faisaient réaliser l'énormité de la catastrophe. Je me rappelle encore cette longue colonne de voitures d'enfants qu'un jour ensoleillé de septembre 1944 on a vu sortir des dépôts des chambres à gaz[1]. Une colonne longue d'un kilomètre et demi, des voitures d'enfants alignées par cinq. Si tous ces bébés, si toutes ces mères avaient été vivants, quel cortège plein de joie, plein de vie cela aurait fait, un cortège comme jamais jusqu'à présent dans le monde on n'a pu rassembler. […]

Je sais que le reste de l'humanité sera impressionné par la grandeur du massacre, par les atrocités commises dans ces camps de concentration. Mais pour nous, qui avons accepté ce fait qu'un homme ne peut finir sa vie qu'au bout d'une corde ou dans une chambre à gaz, la monstruosité de Birkenau consistait en ce que le plan de cette grandiose tuerie ait été une découverte humaine la plus horrible découverte qu'un cerveau humain ait conçue. Ce que nous n'avons pu jamais accepter, c'est que des hommes aient créé ça, c'est que des hommes aient dirigé cet assassinat massif avec perfidie et lâcheté, sachant tromper d'une façon ignoble tous ces millions d'innocents. En relisant ces lignes, je me demande encore une fois : comment cela a-t-il été possible ? Il existe une loi, une loi de l'action et de la réaction, une loi mathématique qui s'applique à la vie sociale. Comment s'expliquer qu'après deux, trois ans de massacres, les hommes soient allés à la mort avec le même calme, dans le même ordre que leurs prédécesseurs ? Comment s'expliquer que devant cette arme nouvelle, après de longues années d'emploi, on n'a pu trouver aucun moyen défensif ? Parce que toute la conception de ce massacre est tellement contraire à notre conception de vie, à notre logique humaine, que des millions d'hommes n'ont pas voulu l'admettre et ont préféré mourir que d'accepter qu'il existe parmi nous de tels monstres.


[1] Voir parmi les dessins de François Reisz

Désiré HAFNER, in Témoignages sur Auschwitz, Edition de l’Amicale des Déportés d’Auschwitz, Fédération nationale des Déportés et Internés Résistant et Patriotes, 1946, pp.57-58 et pp.78-79