Nous entendons l’ordre redouté : « Police, ouvrez ! »

Il est plus de dix heures déjà, les rideaux sont tirés, il ne faut pas laisser filtrer de lumière au dehors. Un brouhaha s’élève venant du jardin. L’immeuble donne d’un côté sur la rue et de l’autre, celui où nous habitons – au deuxième étage – sur le jardin. En contrebas au rez-de-chaussée se trouve la maison isolée de notre propriétaire. Depuis le départ de Papa, elle ne se gêne pas pour nous manifester son hostilité. Nous entendons des éclats de voix qui se détachent du brouhaha.

Après avoir éteint la lumière Maman écarte prudemment les rideaux, et curieux nous nous approchons. Nous apercevons des agents de police, ils sont deux ou trois et leur vue ne nous nous rassure pas. Viennent-ils prendre auprès de notre propriétaire des renseignements nous concernant ? Nous comprenons qu’il ne s’agit pas de cela quand nous voyons sortir de la maison, les mains retenues dans le dos, le fils de la propriétaire. C’est un adolescent de seize, dix-sept ans et de mauvaise réputation. Nous n’avons pas de problèmes avec lui et nous faisons tout pour l’éviter. Encadré par les agents de police, il disparaît dans le couloir qui mène à la rue. Le bruit cesse avec leur départ et un silence lourd lui succède dans l’appartement. Dans cette atmosphère tendue un sentiment de malaise s’empare de nous. Nous avons du mal à nous endormir, la soirée est pourtant bien avancée. Notre sommeil est de courte durée. Minuit vient juste de passer lorsqu’on frappe violemment à notre porte. En même temps que les coups répétés nous entendons l’ordre redouté : « Police, ouvrez ! » Réveillée en sursaut Maman s’habille en hâte et nous les enfants surpris dans notre sommeil restons assis dans notre lit, hébétés. Dans l’embrasure de la porte ouverte par Maman se tiennent deux agents de police et deux civils. Ce sont eux qui parlent. Ils nous enjoignent de nous habiller et de les suivre au commissariat de police : « Inutile de prendre des affaires c’est simplement pour une vérification de papiers ! » Par le bruit occasionné, nos voisins de palier se manifestent. Pour la seconde fois Grand-Mère ne figure pas sur la liste des gens à appréhender. Choquée, elle est invitée et pressée par nos voisins à se réfugier chez eux. La police laisse faire.

Après nous être habillés et encore à demi endormis, nous partons dans la nuit, à pied, encadrés par notre escorte qui nous conduit au poste de police des Lilas. Dans une ambiance pesante et irréelle, nous apercevons au fond de la salle le fils de notre propriétaire. Nous sommes relégués dans un coin du commissariat, muets et prostrés. Nous ne comprenons pas ce qui nous arrive. Les agents qui vont et viennent paraissent indifférents. Ils ne s’occupent pas de nous jusqu’à l’arrivée du commissaire. Après avoir pris connaissance de notre identité, il fait le rapprochement avec notre grand-père qu’il connait bien ; il semble surpris de nous trouver ici et paraît troublé par notre présence. Maman s’est toujours posé la question de l’absolue confidentialité de cette rafle. […]

Dehors, il commence à faire jour. Comme nous n’avons rien emmené avec nous, le commissaire a un geste qui reste dans ma mémoire. Conscient, on ne peut penser autrement avec le recul, de la tournure que prennent les événements, il envoie un de ses agents à notre domicile. Cet agent est prévenu de la présence de Grand-Mère chez nos voisins et grâce à son aide, il nous apporte quelques effets et de la nourriture. Parmi ces victuailles se trouve un kilo de sucre, dérisoire quand j’y repense, mais ces petits morceaux de sucre sont bien réconfortants sur le moment. Combien de temps sommes-nous restés ainsi, je ne saurais le dire ? Le séjour au commissariat cesse avec l’arrivée d’un autobus. Un de ces autobus parisiens à plate-forme ouverte à l’arrière que j’ai eu l’occasion de prendre quelquefois. Après y être montés, il y a déjà du monde à l’intérieur, nous prenons le chemin de ce dont nous avons si souvent entendu parler, la mystérieuse « destination inconnue ».

Ainsi je ne suis donc pas vraiment un enfant comme les autres puisque la police est venue m’arrêter.

Je sais et tout ceux qui gravitent autour de nous en ont connaissance, que les personnes appréhendées par la police française sont livrées aux autorités allemandes mais je n’ai bien sûr, du haut de mes onze ans, encore rien compris des agissements nazis. À partir de ce moment, je fais partie des nombreux juifs arrêtés dont on ignore le sort futur et la destination. Je sors de la vie de tous les jours. Même si cet ordinaire a été jusqu’à maintenant bien perturbé, là, je plonge dans un monde inconnu. Je comprends que je ne vivrai plus comme avant et je ressens intensément que ce dont on me prive, ce qui est aussi un combat de tous les instants pour tant de gens jusqu’au sacrifice de leur vie, c’est la liberté.

Mon enfance s’est arrêtée là.

Jacques SAUREL, De Drancy à Bergen-Belsen. 1944-1945, Paris, Le Manuscrit, Collection Mémoires de la Shoah, FMS, 2006, pp.80-83