Te rappelles-tu, ma chère Claudette ?

Te rappelles-tu, ma chère Claudette, nos conversations le soir après l'appel au camp de Rajsko, en juin 1944 ? Devant nous, le ciel rougeoyait au-dessus des crématoires de Birkenau, nous savions que la France allait être bientôt libérée, nous imaginions notre retour, nous pensions aux récits que nous ferions de toutes les atrocités dont nous avions été témoins, à toutes ces familles auxquelles il allait falloir annoncer la mort d'un ou plusieurs êtres chéris. Si nous avions la chance de rentrer, nous devrions tellement aider ces parents sans enfants, ces femmes sans maris, ces maris sans femmes, ces enfants à moitié ou complètement orphelins qu'il faudrait élever. Nous serrions les poings en jurant que toute notre action serait consacrée à faire tout pour ne plus revoir d'Auschwitz, et c'est la devise de notre Amicale que nous avons créée dès notre retour.

Je revivais avec intensité notre déportation en lisant ta dernière lettre. Il est bien naturel que toi qui n'oublies jamais les trois ans que tu as passés loin de Maurice et qui fais de ton mieux pour faire connaître en Angleterre les horreurs des camps, tu sois tenue au courant de la vie de notre Association.

Elle vit, et c'est beaucoup ; elle s'efforce, comme par le passé, d'aider les adhérents, déportés et familles, moralement, matériellement, comme dans leurs démarches. Mais la tâche reste immense, et nous restons bien au-dessous de ce que nous pourrions faire. Un grand nombre d'anciens d'Auschwitz et de familles de ceux qui ne sont pas rentrés nous ignorent, et c'est en partie notre faute. Notre première tâche doit être de regrouper nos amis ; notre force est dans notre nombre et pour parler au nom de nos morts, nous devons être le plus possible. Il faudrait que chaque adhérent ait à cœur d'amener à l’Amicale tous ceux d'entre ses amis qui, par ignorance ou par négligence, n'en sont pas encore membres. Si chacun faisait cette année un ou deux adhérents nouveaux, nous aurions déjà des forces qui seraient bien utiles.

Certes, nous avons pu faire partir cet été 48 enfants en vacances ; tu sais aussi combien notre service social se dépense pour satisfaire toutes les demandes d'aide, pour distribuer des vestiaires chauds à l'entrée de l'hiver. Mais ce sont toujours les mêmes qui se dévouent et pour élargir notre action, il faudrait élargir le cercle de nos membres actifs. Tous ceux qui, au camp, savaient garder une tranche de pain pour un jeune à sauver, donner une portion de soupe à une malade, « organiser » un pull-over pour un nouvel arrivé, peuvent comprendre que la solidarité doit continuer parmi les anciens d'Auschwitz. Le paiement de la carte annuelle et souvent d'un timbre de solidarité est encore insuffisant. Il devrait y avoir un peu de temps dans leur vie consacré à nous aider d'une manière quelconque. Et même, tout simplement, qu'ils pensent un peu plus souvent à raconter autour d’eux ce qu’ont été les camps, afin que personne ne puisse dire : « Je ne savais pas... ».

Tu me demandes aussi comment on réagit autour de nous vis-à-vis de « l'armée européenne », vis-à-vis de la reconstitution de la Wehrmacht. Comment tous les membres de notre Amicale pourraient-ils ne pas se sentir concernés ? Peuvent-ils concevoir un instant une année où leurs enfants, et parfois eux-mêmes, seraient sous les ordres de ceux qui, il y a neuf ans encore, tuaient et torturaient dans les camps et qui ont échappé au châtiment ? Chacun de ceux qui ont été touchés par la déportation et par la mort d'êtres chers doit avoir à cœur de faire tous ses efforts pour empêcher la ratification par le Parlement des accords de Bonn et de Paris. La voix des déportés et de ceux parmi les déportés qui ont vécu dans le pire des camps, dans celui où les nazis ont brûlé 4 millions[1] [1 million] d'hommes, de femmes et d'enfants, doit se faire entendre et entrainer avec elle la protestation de milliers et de milliers de braves gens. Comme les 25.000 rescapés des camps de la mort encore vivants, les familles des 200.000 déportés qui ne sont pas rentrés, s'ils s'unissaient contre cette armée nazie reconstituée auraient de la force !

Voilà donc, ma chère Claudette, des réponses à tes questions. Dans les mois qui précédent notre Assemblée générale, nous ferons, de notre coté, tous nos efforts pour une collaboration plus étroite de tous, pour une prise de conscience plus nette, et pour éviter le retour des conditions de nouveaux Auschwitz pires encore que celui que nous avons connu.

 

[1] A la date du document, 1955, dix ans seulement après la libération, le nombre de personnes assassinées dans les camps d’Auschwitz-Birkenau et camps annexes était estimé à 4 millions ; il a été fixé officiellement à environ 1 million et celui des Juifs dans l’ensemble de l’Europe est estimé entre 5 et 6 millions.

 

Marie-Elisa NORDMANN-COHEN, Après Auschwitz. Bulletin périodique de l’Amicale des Anciens Déportés d’Auschwitz, n°49, juillet-octobre 1953, p.4 (Lettre adressée à Claudette Bloch, déportée par le convoi 3).