Vivre en « survivant »

Nous aurions voulu oublier. Les morts. Les frères de Liliane. Tous les camarades. Toutes celles et tous ceux que nous n’avions pas connus mais dont nous avions partagé l’histoire. Effacer ce que nous avions vu de l’homme.

Entre 1945 et aujourd’hui, notre mémoire des événements a évolué. Avec Liliane, nous partageons une connaissance et une expérience communes de la déportation. Nous n’en parlons jamais. Elle dit : « Je sais ce que Raphaël a vécu, il sait ce que j’ai vécu. » Présence oppressante du passé et volonté de distance entretiennent une tension permanente : à côté de la personne que nous avons été chemine une autre personnalité, traumatisée. Soudées l’une à l’autre, inséparables, en conflit. Une force morale nous porte et nous fait paraître intacts aux yeux du monde. Il n’en est rien. Dans la vie quotidienne, la survie demeure à tout jamais. Des fils courent à travers le temps dont on essaie de se défaire mais qui jamais ne nous lâchent.

La mémoire, il faut l’assumer. Ce lourd héritage, le supporter. La première pierre de la mémoire est le souvenir des êtres aimés et le sentiment d’un devoir envers eux. Cette notion de « devoir » nous est propre, à nous, survivants. Elle est comme en expansion : très rapidement, elle fait place à un devoir élargi aux frères humains, à l’humanité entière ; dire, prévenir, informer... depuis les premiers moments du retour, s’esquissent les contours d’une mission impérative.

Aujourd’hui, la mémoire du génocide des Juifs d’Europe, que l’on nomme « shoah », « Holocauste », si toutefois cette barbarie peut avoir un nom, relève de la mémoire collective, en Occident au moins – qu’elle soit partagée ou non. Elle a trouvé sa place dans le « grand récit historique » de notre Europe et de l’humanité.

Lorsque, juste après la fin de la guerre, je me démenais, fragile dans tous les domaines, que nous autres déportés, tentions de reprendre pied, nous étions bien loin de cette situation mémorielle. Lorsque mes camarades survivants n’avaient plus devant eux qu’une image fragile des leurs, de ces êtres aimés, pris, violentés, humiliés, tués, elle était loin cette mémoire du génocide.

Son établissement et celui d’une connaissance générale des événements dans leur profondeur et leur complexité jouent bien évidemment dans l’apaisement ressenti par des survivants aujourd’hui nonagénaires.

Pour évoquer et représenter « ces événements », on parle plus facilement de « mémoire de la shoah » que d’« histoire ». La représentation par la mémoire est aujourd’hui prégnante ; à mes yeux, la mémoire, par sa force, a poussé ce sujet d’histoire sur la scène publique. Si les récits de la survivance s’organisent et se déploient selon une logique chronologique, il faut aussi « entendre » le cri qui les porte.

Les récits individuels sont ainsi devenus « un récit ». Ils n’ont pas la prétention de tout expliquer. Comme l’approche historique elle‐même ne le peut, qui peine à identifier le « pourquoi réel » du génocide. Depuis une quarantaine d’années, les causes, les mécanismes sont globalement connus, et pourtant aucun « dispositif explicatif » n’est jamais complètement satisfaisant, « quelque chose » continue de nous échapper. La force de la haine peut‐être ? la détermination à détruire ? L’incroyable et effroyable fonctionnement d’une machine de mort ? C’est là aussi qu’est le discours mémoriel qui habite ce lieu vide du « pourquoi » avec les mots de celles et ceux qui y étaient.

J’aimerais tant que l’on rende hommage à l’immense travail effectué par les survivants, ces hommes et ces femmes dont le discours, douloureux à nouer, est tout à la fois un hommage aux leurs et un engagement porté par une croyance indéfectible et noble en l’humanité.

ESRAIL Raphaël, en collaboration avec Isabelle Ernot, L’espérance d’un baiser. Le témoignage de l’un des derniers survivants d’Auschwitz, Paris, Robert Laffont, 2017, pp.218-220