200 corps nus, décharnés, pliant sous la morsure du froid vif

Le 1er décembre 1942, c'est-à-dire à peine huit jours après notre installation au Block 2, un paquet de cigarettes est dérobé à l'un des SS de la "Polizeibaracke" (Poste de police). A l'appel du soir l'auteur du larcin est sommé de se dénoncer. Personne ne bouge, et pour cause, car chacun sait que les vols sont toujours très sévèrement punis. Le coupable risque d'être attaché publiquement sur le Prügelbock et de recevoir la ration maximum de coups, entraînant en général la mort. A notre grand étonnement l'appel se termine sans sanction et tout le monde rentre au Block.

Le lendemain matin vers 6 heures, le jour n'est pas encore levé, le Lagerführer Kramer fait transmettre l'ordre que tous les prisonniers devront se présenter à l'appel général du matin, entièrement nus. Dehors une bise glaciale balaye la montagne. Le thermomètre oscille autour de moins dix degrés.

Secoués par de terribles tremblements, la respiration coupée par le froid brutal qui saisit nos corps dénudés, nous nous rassemblons sur la place d'appel, avec le sentiment que maintenant notre dernière heure est venue. Il est 7 heures. Vision dantesque que ces 200 corps nus, décharnés, pliant sous la morsure du froid vif, pris dans les faisceaux crus des projecteurs. La douleur qui  pénètre jusqu'à la moelle des os est atroce, insupportable, inhumaine. Une seule pensée me vient à l'esprit, combien de temps va durer ce supplice ? Combien de temps me sera-t-il possible de résister ?

Le Lagerführer Kramer, les Rapportführer et autres SS présents, nous dévisagent d'un air cruel, moqueur, conquérant. Une nouvelle fois, on demande au coupable de sortir des rangs. Des camarades, devenus noirs de froid, s'écroulent, morts. Presque immédiatement raidis par le gel, ils restent là, au milieu des rangs. Mais la vue de l'hécatombe qui se dessine ne décide pas le coupable à se dénoncer. Le voleur est-il vraiment parmi nous ? Peut-il admettre que sa vie, à elle seule, vaut la vie de tous ses camarades ? Toujours immobiles, nous attendons la fin de cet abominable cauchemar, cette fin qui ne peut venir qu'avec la mort.

Les minutes nous paraissent des heures. Au bout d'un certain temps, nous souhaitons être délivrés par la mort, puis, à la vue d'un nouveau camarade s'écroulant à nos pieds, cette mort nous paraît ignoble, ridicule et l'esprit de conservation reprend le dessus. En spectateur intéressé, mais aussi en responsable de cette hécatombe, le Commandant Hüttig, suivi de son petit chien, vient nous contempler depuis le portail d'entrée. A-t-il honte de pénétrer dans le camp, de s'approcher plus près de nous ?

Enfin, vers onze heures, Kramer estime que le tribut que nous venons de payer est suffisant... Le supplice a duré exactement quatre heures. Une trentaine de mes camarades gisent à terre, morts.

Comme si rien ne s'était passé, le travail des commandos reprend à 13 heures pour tous les survivants du matin, dont beaucoup ont plus de 40e de fièvre. Il serait urgent et nécessaire de les admettre au Revier (infirmerie des prisonniers), installé dans une aile du Block 4 qui vient d'être achevé.

Si, d'un côté la vie d'un homme est considérée ici comme moins que rien, un règlement stricte et impératif existe pourtant pour l'admission d'un malade à cette infirmerie qui n'est en réalité qu'un dortoir ordinaire. Deux baignoires, ou plutôt deux cuves en ciment, sont  installées à cet effet dans les lavabos du Block 4. Elles sont remplies d'eau glacée car rien ne permet de la chauffer. Les malheureux y sont donc jetés et frictionnés à l'aide d'une brosse à chiendent. A vrai dire c'est une nouvelle torture voulue par les SS. Peu nombreux sont ceux qui résistent à ce traitement. La plupart meurent de congestion immédiatement au contact de l'eau, d'autres, qui se sont évanouis sous la douleur du froid, sont considérés comme morts et jetés, pêle-mêle, les uns sur les autres, sur le sol cimenté des W.C. attenants aux lavabos.

A part une sérieuse congestion des reins, j'avais supporté cette terrible épreuve sans trop de dommages. Les complications ne se manifesteront que beaucoup plus tard par la déclaration d'une tuberculose pulmonaire.

Martin WINTERBERGER, in Charles BÉNÉ, Du Struthof à la France Libre, Fetzer S.A. Editeur, 1968,  pp.127-128