Ce qui m’atteignait, c’était le désespoir

En entrant dans le camp, c’était comme si Dieu était resté à l’extérieur. A la lueur des projecteurs, nous avons aperçu des femmes qui portaient de lourdes cuves. A peine avais-je remarqué leur silhouette vacillante, leurs crânes rasés, mais j’avais été foudroyée pour toujours par la vision de leur visage. Aucun condamné à mort, aucun torturé parmi ceux que j’ai rencontrés n’était marqué de cette façon par une détresse inhumaine. Ces êtres, encore vivants, n’avaient déjà plus de regard. J’aurais dû éprouver de la compassion, ce qui m’atteignait, c’était le désespoir. « Vous qui entrez, laissez ici toute votre espérance », dit Dante de l’Enfer.

Tandis que nous marchions en titubant de fatigue entre les baraques sombres, sur le sol noir de scories, m’obsédait la certitude que, bien pire que la mort, c’était la destruction de notre âme qui était le programme de l’univers concentrationnaire.

Geneviève de GAULLE-ANTHONIOZ, La traversée de la nuit, Paris, Editions du Seuil, 1998, p. 18