C'est à vous que je songe, madame Émilie Tillion

Si la vie du camp nivelait, en les abaissant plutôt, les personnalités moyennes, par contre, elle faisait surgir hors du troupeau les fortes. Je pourrai diviser en deux groupes le genre de personnalité qui s'affirmait. Certaines personnalités - des égocentristes - acquéraient une spécialisation dans le genre « débrouillard », souvent, malheureusement, au détriment des autres. C'est ainsi que se comportèrent, pour la plupart, les filles publiques  qui se trouvaient avec nous, de même que les travailleuses volontaires en Allemagne.

Heureusement, de belles et grandes personnalités planaient au-dessus de la masse des faibles et des médiocres, et, par leur rayonnante beauté spirituelle, forçaient notre administration. C'est à vous que je songe, madame Émilie Tillion (tante Émilie, âgée de soixante-huit ans), et je revois votre beau visage à l'éternel sourire, fin, malicieux et bon, nous disant : « Cela pourrait être encore pire. » Vous rayonniez déjà sur le camp de Compiègne. Au cours d'une petite causerie d'archéologie, un dimanche, au camp de Ravensbrück, vous nous aviez dit : « Et si vous en revenez, regardez-les avec amour les voûtes de nos petites églises de France. » Votre visage émacié et vos beaux cheveux blancs, malgré votre excellente santé, vous firent désigner pour le premier transport pour la chambre à gaz, le 2 mars 1945.

Des personnes douces, timides, d'aspect humble parfois, se révélaient au camp de grandes âmes n'ayant que des sentiments nobles et, malgré la misère et l'injustice, une inépuisable bienveillance. Quel réconfort pour nous toutes que la conversation de ces personnes ou les conseils qu'elles nous donnaient, avec leur grand bon sens mûri par l'adversité.

L'esprit mystique persistait bien que diminué par la peur et la faim. Beaucoup avaient des manifestations extérieures de religiosité, mais rare était le sens religieux profond, et encore plus rares les grandes envolées mystiques, malgré la mort que l'on sentait présente autour de nous (quaerens quem devoret). Les catholiques les plus ardentes, qui avaient pu échapper aux corvées, arrivaient parfois à se réunir pour lire la messe dans un block, le dimanche. Les protestantes se réunissaient dehors et commentaient un verset.

A mesure que le camp prenait ouvertement figure de camp d'extermination, l'instinct de conservation de l'animal traqué s'amplifiait, parallèlement à une perte de la sensibilité affective. Ainsi la peur du cadavre n'existait plus du tout ; aux lavabos où ils s'entassaient avant que la charrette les vienne prendre, nous les côtoyions, et il n'était pas rare d'entendre rire et chanter au cours des ablutions dans les auges, à côté des cadavres.

La pitié s'émoussait, pitié pour les inconnues et même pour des camarades connues. Nous revenions à l'état primitif. Cependant, l'enfant, de quelque nationalité qu'il fût, restait l'objet de notre compassion et de notre sollicitude. Lorsque le lamentable troupeau des Juives hongroises avec leurs enfants (ineffaçable vision de misère et d'horreur) arriva après cinq semaines de marche en décembre, après l'évacuation de Budapest, toutes les Françaises, pourtant les plus démunies de tout, décidèrent immédiatement de s'occuper des enfants et de les habiller. Nous nous ingéniions pour leur rapporter des bouts de laine et pour leur tricoter de petites brassières. Dans ma colonne, j'ai vu Maître Odette Moreau, du barreau de Paris, assez malade et surtout d'une maigreur extrême, qui avait voulu venir travailler dans cette colonne de déchargement des wagons afin de récupérer quelques petits lainages, pour les enfants, être rouée de coups par un SS parce qu'à la fouille on avait découvert une toute petite robe de laine dissimulée dans son bonnet. Elle voulait l'apporter à un petit Israélite du block 32... Nous formions de petites tribus qui adoptaient un enfant, que nous n'avions jamais vu, puisque les enfants étaient parqués dans un block derrière des barbelés, avec des sentinelles qui en empêchaient l'accès. Ainsi le block 32 était devenu un block-nursery, où les nourrissons mouraient d'amaurose et d'inanition. Chacune de nous à son tour donnait une partie de sa maigre ration de margarine pour l'enfant.

Paulette DON ZIMMET-GAZEL, Les conditions d'existence et l'état sanitaire dans les camps de concentration de femmes déportées en Allemagne, Annemasse, 1949