Expliquer l'inexplicable

Expliquer l'inexplicable. L'image du serpent qui laisse sa vieille peau pour en surgir, revêtu d'une peau fraîche et lui­sante, peut venir à l'esprit. l'ai quitté à Auschwitz une peau usée - elle sentait mauvais, cette peau - marquée de tous les coups qu'elle avait reçus, pour me retrouver habillée d'une belle peau propre, dans une mue moins rapide que celle du serpent, toutefois. Avec la vieille peau s'en allaient les traces visibles : les prunelles fixes au fond des orbites plombées, la démarche tirée en avant, les gestes peureux. Avec la nouvelle peau revenaient les gestes de la vie antérieure: se servir d'une brosse à dents, de papier hygié­nique, d'un mouchoir, d'un couteau et d'une fourchette, manger posément, dire bonjour en entrant, fermer la porte, se tenir droit, parler, plus tard sourire des lèvres, et, plus tard encore, sourire à la fois des lèvres et des yeux. Retrouver les odeurs, les saveurs, l'odeur de la pluie. A Bir­kenau, la pluie faisait ressortir l'odeur de diarrhée. C'est l'odeur la plus fétide que je connaisse. A Birkenau, la pluie rabattait sur le camp, sur nous, la suie des crématoires et l'odeur de chair qui brûle. Nous en étions imprégnés.

Il a fallu quelques années pour que la peau neuve se reconstitue, se consolide.

Débarrassé de sa peau morte, le serpent n'a pas changé.

Moi non plus, en apparence. Reste que ...

Comment se défaire de quelque chose enfoui beaucoup plus profond: la mémoire et la peau de la mémoire. Je ne m'en suis pas dépouillée. La peau de la mémoire s'est durcie, elle ne laisse rien filtrer de ce qu'elle retient, et elle échappe à mon contrôle. Je ne la sens plus.

Au camp, on ne pouvait jamais faire semblant, jamais se réfugier dans l'imaginaire. Je me rappelle Yvonne Picart, un matin que nous portions des briques, sur un chantier de démolition. Porter deux: briques à la fois, d'un tas à l'autre. Nous marchions côte à côte, nos briques sur le cœur, ces briques que nous avions arrachées à un tas couvert de glace, en nous arrachant la peau des mains. Lourdes, les briques s'alourdissaient à mesure qu'avançait le jour. Nos mains étaient bleues de froid, nos lèvres fendues par les gerçures. Yvonne me dit: «Pourquoi ne puis-je m'imaginer que je suis boulevard Saint-Michel, que je me rends à mon cours, mes livres sur le bras ? » et elle met ses deux: briques sur son avant-bras, comme les étudiants portent leurs livres. « C'est impossible. On ne peut s'imaginer, ni être autre, ni être ailleurs. »

Moi aussi, j'ai essayé souvent de m'imaginer que j'étais ailleurs. J'ai essayé de me voir autrement, comme lorsqu'on est transporté hors de soi, au théâtre, par exemple. Non.

A Auschwitz, la réalité était si écrasante, la souffrance, la fatigue, le froid si extrêmes, que nous n'avions aucune énergie de reste pour cet effort de dédoublement. Quand je récitais un poème, quand je racontais un livre ou une pièce de théâtre à mes camarades autour de moi, tout en bêchant la boue du marais, c'était pour me garder en vie, pour garder ma mémoire, pour demeurer moi-même, m'en assurer. Cela ne réussissait jamais à annuler, même une seconde, le moment que je vivais. C'était une grande vic­toire sur l'horreur que penser, se souvenir, mais cela n'en atténuait rien. La réalité était là, mortelle. Impossible de s'en abstraire.

Comment ai-je fait pour m'en dégager au retour, pour vivre aujourd'hui? Une question qu'on me pose souvent, à laquelle je cherche une réponse, sans la trouver.

Auschwitz est si profondément gravé dans ma mémoire que je n'en oublie aucun instant. - Alors, vous vivez avec Auschwitz? - Non, je vis à côté. Auschwitz est là, inalté­rable, précis, mais enveloppé dans la peau de la mémoire, peau étanche qui l'isole de mon moi actuel. A la différence de la peau de serpent, la peau de la mémoire ne se renou­velle pas. Oh ! qu'elle durcisse encore ... Hélas! je crains souvent qu'elle s'amincisse, qu'elle craque, que le camp me rattrape. Y penser me fait trembler d'appréhension. On dit . que les mourants revoient toute leur vie ...

Dans cette mémoire profonde, les sensations sont intactes. C'est une grande chance, sans doute, que ne pas me reconnaître dans ce moi qui était à Auschwitz. En revenir était si peu probable, qu'il me semble n'y être pas allée. Au contraire de ceux dont la vie s'est arrêtée au seuil du retour, qui depuis vivent en survie, moi j'ai le sentiment que celle qui était au camp, ce n'est pas moi, ce n'est pas la personne qui est là, en face de vous. Non, c'est trop incroyable. Et tout ce qui est arrivé à cette autre, celle d'Auschwitz, ne me touche pas, moi, maintenant, ne me concerne pas, tant sont séparées la mémoire profonde et la mémoire ordinaire. Je vis dans un être double. Le double d'Auschwitz ne me gêne pas, ne se mêle pas de ma vie. Comme si ce n'était pas moi du tout. Sans cette coupure, je n'aurais pas pu revivre.

La peau dont s'enveloppe la mémoire d'Auschwitz est solide. Elle éclate pourtant, quelquefois, et restitue tout son contenu. Sur le rêve, la volonté n'a aucun pouvoir. Et dans ces rêves-là, je me revois, moi, oui, moi, telle que je sais que j'étais: tenant à peine debout, la gorge dure, le cœur dont le battement déborde la poitrine, transpercée de froid, sale, décharnée, et la souffrance est si insupportable, si exactement la souffrance endurée là-bas, que je la ressens physiquement, je la ressens dans tout mon corps qui devient un bloc de souffrance, et je sens la mort s'agripper à moi, je me sens mourir. Heureusement, dans mon agonie, je crie. Le cri me réveille et je sors du cauchemar, épuisée.

Il faut des jours pour que tout rentre dans l'ordre, que tout se refourre dans la mémoire et que la peau de la mémoire se ressoude. Je redeviens moi-même, celle que vous connais­sez, qui peut vous parler d'Auschwitz sans marquer ni res­sentir trouble ou émotion.

Parce que, lorsque je vous parle d'Auschwitz ce n'est pas de la mémoire profonde que viennent mes paroles. Les paroles viennent de la mémoire externe, si je puis dire, la mémoire intellectuelle, la mémoire de la pensée. La mémoire profonde garde les sensations, les empreintes phy­siques. C'est la mémoire des sens. Car ce ne sont pas les mots qui sont gonflés de charge émotionnelle. Sinon, quel­qu'un qui a été torturé par la soif pendant des semaines ne pourrait plus jamais dire: «J'ai soif. Faisons une tasse de thé. » Le mot aussi s'est dédoublé. Soif est redevenu un mot d'usage courant. Par contre, si je rêve de la soif dont j'ai souffert à Birkenau, je revois celle que j'étais, hagarde, perdant la raison, titubante ; je ressens physiquement cette vraie soif et c'est un cauchemar atroce. Mais, si vous voulez que je vous en parle ...

C'est pourquoi je dis aujourd'hui que, tout en sachant très bien que c'est véridique, je ne sais plus si c'est vrai.

Charlotte DELBO, La mémoire et les jours, Paris, Berg International, 1985, pp.11-14