Face à face, jambes imbriquées

D’autres mesures étaient encore de nature à nous convaincre de la détresse de notre nouvelle condition et propres à nous faire accepter avec résignation la déchéance et l’invraisemblable cascade de mortifications qui nous attendaient.

Un des éléments les plus intolérables de cette initiation à la vie cruelle qui nous attendait résidait certainement dans l’impossibilité où nous nous trouvions, je ne dis pas de dormir la nuit, mais même de prendre le moindre repos réparateur.

Chaque Block de quarantaine comptait de 450 à 500 habitants.

Il ne restait, pour le logement des prisonniers, que les deux chambres situées aux extrémités de la baraque, et mesurant chacune 14 mètres sur 10.

C’est là que devaient prendre place, la nuit, de 225 à 250 d’entre nous ! Par que miracle ? Les corps humains étant compressibles à volonté, la solution était fort simple: aux approches de la nuit, après la maigre distribution du soir, on disposait sur le plancher de chaque chambre, cinq rangées de paillasse dans le sens transversal et quatorze dans le sens longitudinal, ce qui donnait un total de soixante-quinze couchettes .Selon le cas, on couchait donc de trois à quatre par paillasse. On commençait à vous faire asseoir, au commandement, face à face, jambes imbriquées, et, à un deuxième commandement, on s’étendait sur le côté, en se renversant en arrière. Au début, la position parait acceptable; mais au bout d’un quart d’heure d’immobilité, les bras et les jambes s’ankylosaient, le torse accusait une fausse position et les pieds de votre voisin d’en face vous caressaient la figure… C’était le couchage « en sardines ». Le moindre de vos gestes soulevait les protestations de vos voisins de droite et de gauche sans parler de ceux de vis-à-vis et, lorsque, dans le courant de la nuit, on était dans la nécessité d’évacuer, comme dit Sganarelle, le superflu de la boisson – et Dieu sait si le rutabaga provoquait de fréquents voyages ! – il fallait enjamber, dans l’obscurité, une file de dormeurs, choisir ses pas à tâtons, puis, de guerre lasse, marcher résolument sur les membres, les corps, les visages de camarades, accompagné d’une bordée d’imprécations et d’injures véhémentes.

Dans ces conditions, et quelle que fût notre fatigue, nous attendions avec impatience la sirène du réveil qui nous apportait dans son mugissement lugubre, la promesse d’un lot renouvelé d’infortunes quotidiennes. 

Maurice DELFIEU, Récits d’un revenant, Mauthausen-Ebensee 1944-1945, Publications de l'Indicateur universel des PTT, 1946 et 1947, pp.47-48.