Jaworzno

A Jaworzno, nous attend un camp en construction. Il y a déjà les barrières de barbelés électrifiés et quelques baraques. Ce n'est là qu'un début. Nous sommes peut-être mille ou deux mille pour l'instant. Plus tard, le camp s'agrandira et le nombre des « pensionnaires» s'y élèvera jusqu'à cinq mille.

 

Ce camp a une double affectation : les mines de charbon et l'usine électrique en construction. La mine manquait de main-d'œuvre, nous y pourvoirons.

Les baraques sont ici différentes de celles de Birkenau. Nous y avons des lits, trois couchettes superposées avec un matelas de paille. A première vue, cela nous semble plus confortable que le bat-flanc des baraques d'accueil. Et puis, il n'y a ici ni chambre à gaz ni four crématoire. Nous savons qu'ils fonctionnent non loin d'ici, qu'ils nous guettent à chaque instant, mais nous ne les avons pas perpétuellement sous les yeux. C'est déjà un soulagement.

Hurlement et bâtons nous souhaitent la bienvenue. Nous aurions tort de nous faire trop d'illusions. Nous apprenons bien vite que, chaque semaine, un camion vient chercher les morts et les moribonds pour les emmener à Auschwitz.

De temps en temps, à l'annonce d'un nouvel arrivage, il y a des « sélections ». C'est toujours Auschwitz, les mêmes règles, les mêmes brutalités, le même esclavage et le même objectif : exterminer.

En principe, les heures de travail (« forcé » dans le pire sens du terme) sont de six heures du matin à six heures du soir avec une interruption d'une heure pour le « repas » de midi. En fait, après le travail officiel, il y a des heures pénibles durant lesquelles on affecte les déportés à toutes sortes de besognes afférentes à l'extension du camp. Nous élevons notamment des baraques pour les malheureux qui viendront nous rejoindre. Aussi, nous reste-t-il peut-être six heures de sommeil, déduction faite des longues heures consacrées, le matin et le soir, aux interminables appels. Six heures de sommeil et rien dans le ventre. Sauf un litre de « soupe » aux rutabagas et un bout de pain noir de 200 à 300 grammes selon les jours, accompagné d'une rondelle de saucisson ou d'un dé de margarine. Plus les coups, bien entendu.

A notre arrivée à Jaworzno, j'ai découvert un nouveau marché aux esclaves.

On nous a tous rassemblés sur un espace découvert et on nous a fait déshabiller. Alors sont venus des officiers S.S. accompagnés de civils allemands et ils nous ont passés en revue. Nous étions debout au garde-à-vous. Ils se sont approchés de nous, nous ont examinés attentivement, nous ont palpé les muscles des bras et des cuisses, tout en échangeant des appréciations sur la qualité de la marchandise.

Un petit groupe a été mis de côté. Plus tard, nous saurons qu'ils ont été jugés inaptes pour la mine. Le gros de la troupe convient aux acquéreurs, les représentants de la Compagnie minière. Ils font l'affaire avec les S.S. ; la mine paiera pour le travail fourni, les S.S. se chargent d'obtenir de nous le maximum de rendement et de remplacer les « indésirables » et les flanchards.

Pendant que l'affaire se traite, nous pouvons profiter du maigre répit pour nous dévisager, rechercher un camarade, échanger quelques paroles. Une chose me frappe chez mes compagnons : ils n'ont pas succombé à l'assaut démoralisateur des premiers jours. A quelques exceptions près, ils ont tenu le coup. Ils parlent du travail qui nous attend avec une certaine satisfaction.

- S'ils nous font bosser, ils verront ce qu'ils verront. D'avoir quitté Auschwitz nous donne l'impression d'avoir échappé au plus dur.

Combien sommes-nous, survivants d'entre les 1 050 de notre convoi? Deux cents peut-être. Tous semblables d'aspect et pourtant si différents. A côté de l'héritier d'une grosse maison de tissus, qui ne semble pas s'être lavé depuis son arrestation et qui n'arrive pas à s'adapter à une existence où il faut tout faire lui-même sans l'aide d'un valet de chambre, il y a des jeunes intellectuels et étudiants qui entendent ne pas donner à leurs bourreaux l'image de la dégradation morale. A côté du commerçant juif qui n'a pas encore compris pourquoi il avait été amené là - il ne cesse de répéter qu'il n'a rien fait, qu'il ne s'occupait pas de politique - il y a les communistes qui se sont recherchés, se sont retrouvés, qui savent pourquoi ils sont là et qui agiront en communistes jusqu'au bout.

A côté du Juif religieux, qui s'est vite résigné à ce qu’il considère comme un châtiment divin, il y a celui qui flanche déjà, qui pleure, pique des crises de nerfs, gémit et supplie. Celui-ci n'ira pas loin, car, en ces jours, l'infirmerie signifie la chambre à gaz.

Dans l'ensemble, si on nous a affaiblis physiquement, les S.S. ont échoué dans leur première offensive psychologique Un S.S. se dirige vers moi :

- Tu parles allemand ?

- Jawohl, herr Kommando-Führer

Je n'ai pas appris à reconnaître leurs grades, mais j'ai retenu deux termes qui semblent permettre d'éviter des coups : Herr Kommando-Führer et Herr Standarten-Führer. J'ai aussi appris à toujours dire : « Jawohl ».

C'est ainsi que, sans m'y attendre, je suis nommé Vorarbeiter. C'est ce qu'on appelle une planque. Certains de mes compagnons me congratulent. Ils trouvent que j'ai de la chance. D'autres me jettent des regards méfiants. Moi-même je ne sais pas si je dois me réjouir ou m'inquiéter. Ah ! si j'avais su, je me serais enfoncé sous terre pour éviter d'être remarqué. Il est vrai que j'ai encore bonne mine et le S.S. a dû penser que je saurais me servir d'un gourdin. Grande sera sa déception. Plus douloureuse sera la mienne.

J'ai été Vorarbeiter pendant huit jours. Mon rôle consistait à rassembler le groupe vers trois heures de l'après-midi, le travail commençant à six heures, à le faire marcher au pas jusqu'à la mine et à le rassembler après la douche, pour le retour.

Sur l'ordre du chef de block qui m'indique ce que j'ai à faire (nous n'avons pas encore de Kapo), je donne à trois  heures le signal du rassemblement. Les S.S. ne sont pas encore là et mes camarades m'engueulent et m'envoient promener.

- Fous-nous la paix, quand ils seront là, on se mettra en rangs.

Quand ils arrivent, ils trouvent tout le monde allongé au soleil.

- Qui est le Vorarbeiter ?

- Je me présente et je reçois une correction, ponctuée d'injures, comme je n'en ai encore jamais reçue de pareille.

Ce sera ainsi pendant huit jours. Du début à la fin, je me ferai assommer par le chef du Kommando qui veut ainsi me faire pénétrer dans le crâne le sens de mes responsabilités.

La tête endolorie, la fesse droite enflée, les bras couverts de bleus et les pieds en sang (par les longues marches pieds nus sur l'asphalte brûlé par le soleil, vu l'impossibilité de porter mes galoches), je sens que je suis fini si je n'échappe pas à ce Kommando. D'ailleurs, le S.S. ne me l'a pas caché : il veut m'achever pour l'exemple ; il hurle: « Du, Franzos-Kultur, ich werde dich fertig machen ». (Toi, culture française, je vais en finir avec toi ».

Mes pieds en sang me sauveront la vie. Un après-midi, je ne puis partir. Il m'assène quelques coups et me laisse presque évanoui sur le sol. Il doit partir, le groupe doit être à l’heure à la mine. Heureusement pour moi, il n'a pas le temps de m'achever.

Plus tard, un camarade, resté parce que malade, m'emmènera presque malgré moi à l'infirmerie. On nous y fait une piqûre. Un instant, nous pensons que c'est pour nous achever. Il n'en est rien. Les quatre ou six lits de l'infirmerie sont occupés. On nous renvoie dans un block. Nous nous y reposons jusqu'au lendemain. Ainsi, après huit jours passés au fond de la mine en qualité de Vorarbeiter, j'échappe enfin à ma « planque ».

Dans ma souffrance, j'ai une consolation. Lorsque le S.S. m'a frappé la première fois pour « m'expliquer » comment il me fallait agir envers mes compagnons, j'ai eu le courage de lui expliquer :

- Chez nous, en France, on ne traite pas ainsi un homme.

Cette phrase l'a mis en fureur, c'est peut-être elle qui l'a incité à me condamner à mort.

Il a redoublé de violence en hurlant des phrases incompréhensibles où les mots Franzos et Kultur revenaient sans cesse. N'est-ce pas un de ses chefs qui a dit : « Quand j'entends le mot « Culture », je sors mon revolver » ?

Henri BULAWKO, Les jeux de la mort et de l'espoir. Auschwitz 50 ans après, Paris, Montorgueil, 1993 (Préface Vladimir Jankélévich) (3e édition, revue et augmentée), pp.87-92