La première humiliation publique

L'occupation allemande de Salonique a duré environ 
trois ans et demi, du 9 avril 1941 jusqu'au 30 octobre 1944. 
La persécution des Juifs s'est déroulée en trois grandes 
phases.

La première phase dura du 9 avril 1941 au 11 juillet 1942.

Je me suis rendu compte à mon retour de l'armée que le calme complet régnait dans la ville. Après une période 
de couvre-feu pendant l'invasion allemande, les habitants 
recommençaient à sortir, les trams avaient repris leur service. Les magasins avaient rouvert leurs portes et tout reprenait son aspect habituel.

Cela me paraissait extraordinaire, compte tenu de la 
peur qui s'était insinuée dans nos cœurs à la vue des militaires allemands circulant dans la ville. Je constatais que ceux-ci se désintéressaient totalement du sort des Juifs ; ce qui me paraissait à la fois rassurant et peu conforme à ce que j'avais entendu dire à leur sujet.

C'est à cette époque que je me suis marié, car nous n'avions aucune appréhension en ce qui concernait l'avenir. J'avais connu Nora avant la campagne d'Albanie (octobre 1940) ; c'était une belle jeune fille, très distinguée et qui aimait beaucoup la musique. […]

La cérémonie nuptiale eut lieu à la synagogue Beit Shaül qui était la plus belle et une des plus anciennes de la ville. Les Allemands la dynamiteront après la déportation des Juifs, en 1943. Ma femme, Nora Mordoh, appartenait par sa mère à la famille Benrubi qui possédait les magasins de verreries les plus importants non seulement de Salonique, mais de toute la Grèce. Par son père, Nora appartenait à l'importante famille des Mordoh dont une des villas est, encore de nos jours, occupée par la municipalité. […]

Nous logeâmes chez mes beaux-parents. Ceux-ci possédaient un piano sur lequel jouait Nora alors que je l'accompagnais au violon. Mais, un matin, la gendarmerie allemande se présenta sans préavis et le piano fut enlevé de force, sans qu'on nous donnât même un reçu. Nous 
avons alors compris que ces exactions, qui se généralisaient petit à petit dans la ville, principalement aux dépens des Juifs, n'étaient pas de bon augure.

Il est possible qu'à ce moment, un mouvement de résistance ait commencé à se constituer; mais nous n'en étions 
pas réellement informés. […]

La deuxième phase de la persécution allait commencer. En juillet 1942, le climat changea brutalement à Salonique. Si jusqu'alors les Allemands n'avaient manifesté qu'un réel mépris pour les Juifs et une fausse indifférence pour leurs biens, l'arrivée de la Commission Rosenberg, dirigée par les SS Dieter Wisliceny et le déjà expérimenté
Aloïs Brunner, tous deux fidèles lieutenants du tristement célèbre Adolf Eichmann, allait en l'espace de trois mois écumer toute la population juive de Salonique.

[…] Leur première décision fut de faire appliquer strictement les lois antijuives : port de l'étoile, confiscation des postes de radio, des appareils téléphoniques, interdiction d'utiliser les transports en commun, couvre-feu de 18 heures à 6 heures, interdiction des journaux édités par les Juifs en français et en judéo-espagnol, etc.

La première humiliation publique suivit de près leur arrivée : par la presse grecque, tous les hommes juifs âgés de dix-huit à quarante-cinq ans reçurent l'ordre de se présenter le 11 juillet 1942, à 9 heures, sur la place de la Liberté, si mal nommée en l'occurrence. Quel douloureux 
shabbat!

La convocation était pour 9 heures. Mon frère Guy et 
moi-même nous y rendîmes. Mon père, lui, ayant dépassé l'âge, nous attendait à la maison. Tous les adultes juifs étaient là, peut-être plus de neuf mille personnes.

La journée se passa en brimades et coups de cravache. Mon frère et moi avons été épargnés par les coups. Mais, malheureusement, ce ne fut pas le cas de tous. Certains 
étaient choisis arbitrairement pour effectuer des mouvements de gymnastique, des sortes de sauts de grenouille 
ou d'accroupissement, jusqu'à épuisement. Lorsqu'ils s'évanouissaient, les Allemands leur jetaient de grands 
seaux d'eau sur le corps, et l'exercice reprenait. Le soleil 
tapait de plus en plus fort. Mais on n'avait pas le droit de 
se protéger. L'évanouissement nous guettait tous.

Depuis les immeubles entourant la place, des badauds 
accoudés aux fenêtres regardaient les Juifs ridiculisés. 
Parmi les Grecs qui assistaient au spectacle offert par les 
Allemands, certains avaient le cœur meurtri.

C'était le préambule, le premier acte public et à grande 
échelle de la démonstration nazie contre les Juifs de Salonique. Nous n'avons été délivrés que grâce à l'intervention du représentant de la Croix-Rouge belge qui, indigné, a menacé d'informer le général von Linz, commandant en 
chef des forces allemandes pour les Balkans, si cela ne s'arrêtait pas.

À 14 heures, c'était fini ; à condition de revenir deux jours plus tard, lundi 13 juillet, sur cette même place. Quand j'ai entendu cette nouvelle convocation par haut-parleur, j'ai dit à mon frère : « Nous ne reviendrons pas. » Nous avons pris le tram pour rentrer chez nous. Personne ne nous a rien dit. Mes parents n'étaient pas au courant de ce qui s'était passé sur la place de la Liberté. Mon père nous a donné raison: « Tu as bien fait de penser que tu n'y retourneras pas. » Bien nous en prit, car ce jour-là, un nombre important de Juifs furent enregistrés pour des travaux forcés dans différentes régions insalubres de la Grèce. Beaucoup d'entre eux disparurent, victimes de l'absence totale d'hygiène et du manque de soins. La communauté dut payer des sommes fabuleuses (un milliard de drachmes) pour remplacer les juifs par des ouvriers spécialisés.

Nous pensions alors que le but des Allemands était 
d'une part de terroriser la population juive en réquisitionnant des hommes pour des travaux forcés, et d'autre part de ruiner la communauté en lui soutirant tout l'argent possible pour relâcher ces forçats. Mais nous n'imaginions absolument pas que tout cela pouvait être le 
prélude à quelque chose de pire.

Peu après, le célèbre cimetière historique de Salonique, dont les origines remontaient au XVe siècle et qui comptait trois cent mille tombes environ, fut profané et détruit.

Jacques STROUMSA, Tu choisiras la vie. Violoniste à Auschwitz, Paris, CERF, 1998, pp.32-36