La seule lutte qui eût un sens c'était durer

On nous a dégradées plus bas que l'humanité. Nous n'étions pour la plupart que de pauvres bêtes hagardes, parfois fraternelles, et qui devenaient hargneuses à force de souffrances. N'est-ce pas le pire ? Qu'il n'y ait de joie ni dans le travail - sordide, épuisant, inutile et stupide - ni dans le repos - dévoré tout entier dans la lutte contre la vermine, contre la promiscuité -, qu'il n'y ait pas de place - et bientôt plus de force - pour la pensée, que l'amitié elle-même soit proscrite par le règlement du camp (n'était-il pas interdit de se tenir par le bras ?) voilà déjà le camp à l'état « normal » avant que commence le terrible carrousel de la mort des derniers mois : l'afflux immense de prisonnières évacuées d'autres camps, qui nous arrivaient exténuées après des centaines de kilomètres au long des routes, qui se couchèrent dans la boue de la Lagerplatz, sous la pluie, en attendant qu'à force de comprimer les détenues dans les baraques on arrive à créer un peu de place pour absorber les nouvelles. Elles restaient ainsi des jours et des nuits dans le mâchefer noir, de plus en plus tassées, terriblement immobiles au milieu des imprécations des Lagerpolizei, pauvres loques qu'il nous semblait voir se dissoudre lentement dans la boue...

Non, nous n'avons pas été « torturées », nous surtout qui étions au kommando à l'usine, mais pendant des semaines nous avons tourné en rond, traquées entre nos barbelés par cette angoisse qui nous broyait le cœur de savoir nos vieilles camarades dirigées par paquets vers la chambre à gaz. Que faire ? Y a-t-il un geste, un acte qui pourrait arrêter les bourreaux ? Que tenter ? C'est maintenant, tout de suite qu'il faut trouver une réponse... Demi-cadavres nous-mêmes, déjà vidées de notre substance, nous nous savions effroyablement responsables de celles que l'on tuait aujourd'hui. Que faire ? Au Comité du camp, nous nous regardions avec des yeux hagards. Faut-il tenter la grève de la faim ? et nous haussions les épaules. C'était aller au-devant de leur désir. La grève de la faim, c'est une arme ultime dans le monde des hommes, là où la vie humaine a encore une valeur quelconque. Nous étions au-delà de l'horreur. La seule lutte qui eût un sens c'était durer, s'accrocher à la vie qui nous glissait des doigts, durer, durer jusqu'à la victoire que nous savions imminente. Durer cependant en mettant plus haut que la vie même cette intégrité morale qui était la raison d'être de notre lutte, qui nous faisait redresser la tête sous l'insulte et serrer les dents : résister.

Genia ROSOFF, Cahiers de Ravensbrück, Neuchâtel, La Baconnière, 1946