L'assassinat des Juifs à Belzec / Témoignage 5

J'appartenais à l'équipe permanente de la mort. Nous étions 500 en tout. Seuls 250 étaient « des ouvriers qualifiés », mais parmi ceux-ci, 200 travaillaient à des emplois pour lesquels il n'était pas nécessaire qu'ils soient spécialistes : creuser des tombes et traîner des cadavres. Nous creusions les fosses, les énormes charniers et traînions les corps. En plus de leurs tâches, les travailleurs qualifiés durent aussi y participer. Nous creusions avec des pelles et il y avait également une machine, qui chargeait du sable, l'élevait au-dessus du niveau du sol et le déposait sur le bord de la fosse. Un tas de sable se formait, qui était utilisé pour ouvrir les fosses quand elles étaient remplies de cadavres. Environ 450 personnes étaient toujours employées aux fosses. Il fallait une semaine pour creuser une fosse. La chose la plus horrible pour moi était qu'ils nous ordonnaient d'empiler des cadavres jusqu'à un mètre au-dessus du niveau de la fosse qui était déjà pleine, et de les recouvrir avec du sable - alors le sang noir épais suintait des tombes et inondait l'espace entier comme la mer. Nous devions traverser une fosse d'un bord à l'autre pour en atteindre une autre. Nos jambes s'enfonçaient dans le sang de nos frères, nous mettions le pied sur les amas de cadavres - c'était la chose la pire, la plus horrible...

Nous étions surveillés, tout le temps que nous passions à travailler, par un voyou nommé Schmidt, qui frappait et donnait des coups de pied. Si quelqu'un - selon lui - ne travaillait pas assez rapidement, il lui ordonnait de se coucher et lui donnait vingt-cinq coups de fouet. Il lui demandait de compter et s'il se trompait, il lui donnait cinquante coups au lieu de vingt-cinq. Cinquante, c'était trop à supporter pour n'importe quel homme torturé ; la victime se traînait d'habitude au baraquement et mourait le matin suivant. C'est arrivé plusieurs fois par jour.

De plus, trente à quarante travailleurs mouraient chaque jour. Le médecin soumettait d'habitude une liste de ceux qui étaient épuisés, ou bien le soi-disant Oberzugsführer, le surveillant principal des prisonniers, produisait une liste de « coupables », pour que trente ou quarante d'entre eux soient tués chaque jour. Ils étaient amenés à une fosse à l'heure du dîner et mis à mort. La liste était ainsi remplie de nouveau chaque jour, avec le même nombre de personnes pris dans les nombreux transports quotidiens. Le bureau administratif gardait seule- ment la trace des anciens et des nouveaux ouvriers, et effectuait un décompte pour que le nombre de prisonniers soit toujours de cinq cents. Les archives numériques des victimes dans les convois n'ont pas été conservées.

Nous savions, par exemple, que des Juifs avaient construit le camp et avaient mis en place les machines de la mort. Mais il n'est resté personne de cette équipe. C'était un miracle si quelqu'un de l'équipe de Belzec durait cinq ou six mois.

La machine elle-même était actionnée par deux askars[1], des bandits, toujours les mêmes. Ils étaient là quand je suis arrivé et ils étaient là quand je suis parti. Les travailleurs juifs n'avaient aucun contact avec eux, ni avec aucun autre askar. Quand les gens des convois suppliaient qu'on leur donne une gorgée d'eau, tout travailleur qui leur en donnait était abattu par les askars.

En plus de creuser des fosses, l'équipe de la mort avait pour tâche d'extraire les cadavres des chambres, de les jeter en une haute pile, et de les traîner ensuite tout le chemin jusqu'aux fosses. La terre était sablonneuse. Il fallait deux travailleurs pour emporter un cadavre. Nous avions des courroies en cuir avec des boucles. Nous mettions les courroies sur les bras des cadavres et tirions. Les têtes souvent se prenaient dans le sable. On nous ordonnait de lancer les cadavres des jeunes enfants sur nos épaules deux à la fois et de les transporter de cette façon. Nous cessions de creuser des fosses quand nous traînions les cadavres. Tandis que nous creusions des fosses, nous savions que des milliers de nos frères suffoquaient dans les chambres. Nous devions travailler de cette façon de l'aube au crépuscule. Le crépuscule marquait la fin de la journée de travail, parce que « le travail » se faisait seulement à la lumière du jour.

À 3 h 30 le matin, la sentinelle askar qui marchait autour du baraquement la nuit martelait déjà sur la porte et criait, « Auf ! Heraus ! ». Avant que nous ne puissions sortir du lit, le voyou Schmidt faisait irruption et nous chassait du baraquement avec sa cravache. Nous sortions en courant, tenant une chaussure dans nos mains ou pieds nus. Nous n'étions pas déshabillés d'habitude, et nous dormions même avec nos chaussures parce que nous ne serions pas arrivés à nous habiller le matin.

Il faisait encore noir quand ils nous réveillaient le matin ; aucun feu n'était autorisé. Schmidt passait en courant dans le baraquement, frappant à gauche et à droite. Quand nous nous réveillions, nous étions aussi malheureux et épuisés que lorsque nous nous étions allongés pour dormir. Nous avions reçu chacun une mince couverture dont nous pouvions nous couvrir ou que nous étendions sur la couchette. Ils nous donnèrent de vieux chiffons usés de l'entrepôt - et si quelqu'un soupirait quand il recevait le sien, il était frappé au visage.

Le soir, les feux brûlaient pendant une demi-heure. Puis c'était l'extinction. L'Oberzugsführer rôdait autour du baraquement avec un fouet et ne permettait pas aux gens de parler. Nous chuchotions très doucement avec nos voisins.

L'équipe était surtout composée de personnes dont les femmes, les enfants et les parents avaient été gazés. Plusieurs avaient réussi à obtenir un talith et des tefillin de l'entrepôt, et quand le baraquement était fermé pour la nuit, dans les couchettes nous entendions le murmure de la prière du Kaddish. Nous disions des prières pour les morts. C'était calme alors. Nous ne nous plaignions pas ; nous étions totalement résignés. Peut-être ces quinze Zugsführers avaient-ils gardé leurs illusions ; nous n'en avions plus aucune.

Nous nous déplacions comme des gens qui désormais n'avaient plus de volonté. Nous étions une masse. Je connaissais quelques noms, mais pas beaucoup. Savoir qui était qui et quel était le nom de chacun étaient en tout cas des questions sans aucun intérêt. Je sais que le médecin était un jeune docteur d'un endroit proche de Przemysl ; il s'appelait Jakubowicz. J'ai aussi rencontré un marchand de Cracovie, Schlüssl, et son fils, et un Juif tchèque nommé Ellenbogen dont on disait qu'il avait eu un entrepôt de bicyclettes, et un chef, Goldschmidt, qui avait été bien connu au restaurant Brüder Hanicka, à Karlsbad. Personne ne portait attention à quiconque. Nous traversions mécaniquement les épisodes de cette vie horrible.

À midi, nous recevions un repas. Nous défilions devant deux petites fenêtres. À la première, nous obtenions des gobelets et à la deuxième, un demi-litre de potage d'orge, autrement dit de l'eau, parfois avec une pomme de terre. Avant le dîner, nous devions chanter des chansons ; nous devions aussi chanter avant le café du soir. Au même moment, les gémissements des gens suffoquant dans les chambres étaient audibles, l'orchestre jouait, en face de la cuisine la grande potence était dressée...


[1] Gardes, auxiliaires de la SS, Ukrainiens et Lettons.

Rudolf REDER, "Témoignage devant la Commission historique provinciale de Cracovie (1946)", Aktion Reinhardt. La destruction des Juifs de Pologne, 1942-1943. I. Chroniques et témoignages, Revue d'Histoire de la Shoah, Janvier/Juin 2012, n°196, pp.75-78