Le camp d’Ebensee a toutes les apparences d’un lieu de plaisance

Son aspect est on ne peut plus avenant. Une trentaine de baraques disséminées dans des clairières. Des plates-bandes de gazon. De gracieuses balustrades rustiques. Des façades peintes en vert tendre. Cela rappelle à la fois les refuges de montagne et les roulottes de camping. De multiples sentiers serpentent entre les chalets et convergent vers deux allées principales qui aboutissent à l’Appellplatz. L’Appellplatz figure une immense rotonde d’au moins 200 mètres de diamètre. Toujours bien entretenue. Un parterre de petits graviers. Tout autour, une série de bâtiments conçus dans le même style : la Schusterei (cordonnerie), les ateliers de réparation, les cuisines, la cantine, les remises, le séchoir, le Block des pompiers, l’appartement du Lagerältester.

Sur cette vaste place, on a même aménagé une piscine. Oui, parfaitement, une piscine : une belle piscine moderne en ciment, avec tremplin, plongeoir, et dont l’eau est régulièrement renouvelée.

Un dimanche sur deux, nous sommes dispensés de travail et l’appel du soir n’a pas lieu. Ces jours-là, que nous appelons les dimanches libres (comme si nous avions oublié jusqu’au sens du mot liberté), se déroulent sur l’Appellplatz des parties de football, cependant que, dans la piscine, tous les personnages du camp prennent leurs ébats. Lorsque daigne se montrer un rayon de soleil, c’est une atmosphère de fête foraine, de meeting sportif, de kermesse. Rires joyeux que répercute l’écho cristallin des rochers. Plaisanteries classiques, telles que de jeter à l’eau un camarade tout habillé. Heures de liesse, heures d’insouciance...

Oui, mais...

Rien de plus grandiose sans doute qu’une couronne de montagnes boisées. Hélas ! celles qui nous entourent sont si abruptes qu’elles interceptent la lumière du jour et nous sommes plongés la moitié du temps dans la pénombre.

Rien de plus ensorcelant que le miroir scintillant d’un lac. Toutefois, lorsqu’un réseau de fils barbelés où passe un courant de haute tension s’interpose entre le spectateur et le spectacle, lorsque les mois s’ajoutent aux mois sans qu’une seule fois il ait été question de franchir cette barrière infranchissable, la vision enchanteresse ressemble étrangement aux repas de Tantale.

Rien de plus vivifiant que l’air pur des cimes alpestres. Mais l’emplacement du camp est tel, sur cette plateforme encastrée, que d’octobre à avril, il est constamment recouvert d’une couche de neige épaisse d’un mètre cinquante. Et, le reste de l’année, les nuages s’amoncellent et crèvent sur nos têtes, et il pleut en moyenne sept jours sur dix.

Rien de plus attrayant que les chalets tyroliens, toile de fond parfaite pour une représentation de L’Auberge du Cheval blanc. Mais que penser de ces mignons bibelots de Nuremberg quand deux cents hommes y grelottent autour d’un poêle qui, faute de bois sec, se refuse à tirer ?

Ce souci du décor et des apparences, qui explique tant de paradoxes incohérents, c’est tout Ebensee. Ebensee, symbole de l’hypocrisie. Sous une coque vernissée de charme et de séduction se dissimule le bagne le plus effroyable de l’Allemagne hitlérienne

Gilbert DEBRISE, Cimetières sans tombeaux, Paris, La bibliothèque française, 1945 (réédité chez Plon, 1979), pp.118-122