Le premier convoi d'évacuation part le 4 avril 1945

Le premier convoi d'évacuation part le 4 avril. Le second, dont je fais partie, a quitté Dora dans la soirée du 5. Nous avons roulé toute la nuit pour effectuer moins de 20 km.

Dans le wagon, trois SS sont assis sur le bord et les kapos juste derrière. Quant aux déportés, il faut se serrer pour ne pas les gêner ou alors gare aux coups.

Le 6 avril 1945 - en début d'après-midi, une alerte. SS, Kapos et déportés sautent sur le talus mais les avions ne mitraillent pas. La faim commence à se faire sentir, nous en avons l'habitude mais le rationnement reçu le 4 est avalé depuis longtemps.

Le 7 avril - le train avance, recule et repart à une allure plus grande ayant trouvé une voie libre.

Le 8 avril - Nous avons bien roulé mais il ne fait pas chaud dans ce wagon. Les SS sur le bord sont chaudement habillés et ils ont le ventre plein. Nous avons faim car toujours rien à manger ni à boire.

Le 9 avril - Le train s'arrête en pleine campagne, on nous autorise à descendre pour aller faire nos besoins et comme nous sommes près d'un ruisseau, nous buvons, buvons et mangeons l'herbe pour garnir l'estomac. Depuis quatre jours il y a eu plusieurs morts que nous avons laissés sur le bord des voies ferrées.

Je suis toujours à côté de l'Abbé Retoureau qui me conseille de freiner mon ardeur dans ma nourriture d'herbes et de boire n'importe quelle eau car la dysenterie commence à faire des ravages. Je me souviens de ses paroles : "Jean tu as vingt ans, moi soixante trois, tu vas faire tout ce que je fais et si un de nous deux doit crever je serai le premier". J'ai fait ce qu'il a fait, il est rentré en France, moi aussi. Quel homme merveilleux.

Les SS, Kapos, Lagerschutz à grands coups nous rassemblent, on ne nous compte plus, à quoi cela servirait avec le nombre de cadavres qui gisent au sol. Le train n'ira pas plus loin. Il faut prendre la route et marcher. Que c'est terrible de voir cette colonne interminable d'hommes qui se traînent sous les coups. Ceux qui tombent, ceux qui s'arrêtent, ceux qui n'arrivent pas à suivre la colonne sont abattus d'une balle dans la tête. Toujours rien à manger !

La route monte et nous traversons une forêt, un petit ruisseau est là, tout près, attention de ne pas s'arrêter trop longtemps pour boire ou manger quelques pissenlits ou racines diverses car nos gardiens ont la gâchette facile.

La nuit tombe et après des kilomètres et des kilomètres, nous arrivons dans une gare, des wagons sont là. On embarque par paquets, au hasard sous les coups. Dans le mien, nous dépassons la centaine. Le train part... Au loin le canon tonne... Mais que font-ils ces Américains ? ... Quand le jour se lève, nous constatons les dégâts, que de morts qu'il faudra jeter dehors au prochain arrêt. Toujours rien à manger ou à boire.

Le train roule vers le nord. Nous sommes en direction de Berlin.

Le 10 avril - Le jour se lève, nous sommes tellement fatigués que seul le sommeil nous permet d'oublier cette faim et cette soif. Comme chaque jour depuis le départ de Dora, il nous faut sortir les morts et les laisser sur le bord des voies.

Les 11 et 12 avril - Le train route très vite. Toujours rien à manger. Il y a une semaine que nous avons quitté le tunnel. On a l'impression de tourner en rond.

Le 13 avril - C'est un vendredi - Chance, sûrement pas. Avec la barbe qui n'a pas été rasée depuis le 3, nous avons des têtes de "musulmans" comme l'on disait dans les Reviers de Dora. Nous arrivons à Oranienburg, là nous déchargeons nos morts mais d'autres déportés se joignent à nous, ceux de Sachso... Toujours rien à manger.

Le 14 avril - Nous sommes devenus des loques humaines, seule la volonté de survivre nous force à continuer le calvaire que nous infligent nos bourreaux. Et puis il y a cette solidarité qui nous permet de nous entraider et je garderai en moi cette phrase : "Aucun déporté n'aurait pu revenir s'il n'avait pas aidé ou s'il n'avait pas reçu l'aide d'un camarade."

Ce ne sera que le 16 avril 1945 que nous entrerons dans Ravensbrück. Nous nous traînerons le long du lac, longeant la carrière où des femmes (nos mères, nos épouses, nos filles peut-être) travaillent comme des forçats, pelletant, piochant, poussant les lourds wagonnets.

On nous installe dans des baraques à l'extérieur du camp de femmes et l'on nous donne à manger pour la première fois : un colis de 3 kg de la Croix Rouge internationale. Comment pourrait-on décrire la scène qui s'ensuivit ? Affamés comme nous l'étions nous avons tout dévoré en quelques minutes sans précaution ce qui provoqua encore de la mortalité.

Jean CORMONT, Le Serment n° 241, mars-avril 1995.