Nous faisons la connaissance du kapo du crématoire

Je suis chargé, avec un autre camarade, de la récolte des cadavres. Chaque matin, les blocks déposent devant leur porte les morts de la veille et de la nuit, dûment présentés à l'appel, L'infirmerie est, naturellement, le plus gros fournisseur. Equipés d'un cercueil à brancards, nous faisons le tour du camp. Comme les défunts sont généralement squelettiques, nous en mettons deux ou trois à chaque voyage dans notre caisse, et allons les déverser à la cave-morgue du crématoire. Notre corvée dure des heures. C'est très fatigant d'escalader ces escaliers et de descendre notre changement. Mes mains ne se sont pas encore remises des exercices des jours précédents, mais nous avons l'énorme avantage de n'avoir personne sur le dos et de mener notre besogne à notre rythme.

Nous faisons ainsi la connaissance du kapo du crématoire, le grand Karl. D'un caractère taciturne, (il y a de quoi !), mais paisible, ce triangle vert inversé (droit commun condamné pour plusieurs meurtres), nous fait obligeamment visiter une partie de son domaine, profitant d'une provisoire solitude. Il nous montre la cave où sont enchevêtrés sur plusieurs épaisseurs des squelettes étroitement gainés de peau blême, cireuse, aux grands yeux vitreux, comme exorbités par l'épouvante, à la bouche démesurément ouverte sur un cri muet, contrastant avec une attitude étrangement abandonnée, presque lascive.

Puis il nous présente son four, qu'il soigne amoureusement. Il nous explique que les cendres des déportés allemands sont proposées à leur famille contre remboursement, dans une urne de terre cuite dont il nous montre le modèle. Seulement, par souci de rendement et selon leur état de maigreur, il doit incinérer deux à trois corps à la fois. Consciencieusement, après la crémation, et pour que la famille ne soit pas tout à fait escroquée, il "touille" les cendres avant de remplir les urnes. Les restes non commercialisables sont jetés dans les fosses septiques, où, s'il s'agit de petits débris d'os, répandus sur le verglas du chemin de ronde pour le rendre plus aisément praticable.

Par contre Karl reste fort discret sur une barre à crochets[1] traversant la salle derrière le four, discret sur la première pièce à gauche dans le couloir, où le sol est en pente jusqu'à un égout central, et où le crépi du mur est constellé de grosses taches brunes jusqu'au plafond, et sur une salle, au fond ou trône une étrange table carrelée de blanc et équipée de rigoles d'écoulement.

 


[1] La barre à crochets  servait aux pendaisons en série, la salle de gauche aux exécutions par balles, et la salle du fond aux autopsies ou vivisections des sujets ayant subi des expériences.

 

 

Jean LÉGER, Petite Chronique de l'Horreur Ordinaire, Yonne, Edité par l'A.N.A.C.R., 1998, p.58