Une jolie petite ville, le long des rives de la Moselle

Ce matin, avec quelques autres, je suis choisi pour une équipe qui doit se rendre en gare de Kochem. Des matériaux viennent d'y arriver pour notre chantier. Je suis heureux de travailler en plein air et d'échapper provisoirement à l'atmosphère infernale du tunnel. Il s'agit d'abord de décharger des wagons de ciment et d'en charger des camions. Comme je suis grand et encore fort, le kapo de la gare me fait transporter deux sacs à la fois : cent kilos. Je suis éreinté, couvert de poussière grise et collante. J'ai terriblement soif, mais il me faut attendre la soupe claire de midi pour sentir couler dans ma gorge un peu de liquide bienfaisant.

 

Je reste dans cette équipe plusieurs jours. La besogne y est terriblement pénible, mais tout vaut mieux que le satané tunnel. Il me faut maintenant manipuler du ballast destiné à renforcer la route qui mène au chantier. Je ne connais pas d'outil plus pervers que la fourche à cailloux. [...]

Le soir, nous repartons à pied et traversons la jolie petite ville, le long des rives de la Moselle. Des enfants nous regardent passer et quelques-uns nous insultent et nous jettent des pierres. Les parents regardent avec indulgence leurs charmants bambins qui font si précocement preuve d'aussi heureuses dispositions. Lorsque je suis retourné après la guerre dans cette localité pour y goûter le vin comme je me l'étais promis, on m'a affirmé sans rire que cette contrée ne comptait que des antinazis.

Comment raconter les jours qui suivent et qui passent à regret, dans un carrousel de cruautés répétées jusqu'à la monotonie. Banal cet homme qui délire de soif et de faim, banal cet homme dont le sang gicle sous les coups, banal cet homme qui agonise dans l'indifférence générale, vidé par les privations et la maladie, tous ressorts brisés par l'épuisement, anéanti de l'intérieur.

Je me sens glisser vers une insensibilité totale, je sens monter en moi cette angoisse sans cesse attentive et lucide du gibier traqué, je sens croître comme une plainte amère une haine sourde, implacable, envers ces êtres qui se livrent sans retenue à leurs plus bas instincts, victimes devenues complices, ô combien efficaces, de leurs propres bourreaux. Comment décrire avec des mots cette plongée terrifiante dans le cul de basse-fosse de l'absolue misère physique et morale. C'est là que notre expérience devient incommunicable et je n'en garde moi-même que des sentiments indéfinissables qui, au moment de cafard, me rongent comme un ulcère de l'âme.

Jean LÉGER, Petite Chronique de l'Horreur Ordinaire, Yonne, Edité par l'A.N.A.C.R., 1998 p.66