Varsovie (19-20 novembre 1940) : les gens ne savaient pas que nous allions avoir un ghetto fermé

Mon cher,

Le ghetto a été institué ce samedi 16 novembre. La journée fut terrible. Les gens ne savaient pas que nous allions avoir un ghetto fermé ; ce fut comme un coup de tonnerre. À tous les coins de rue se tenaient des patrouilles de policiers allemands, polonais et juifs, qui vérifiaient les passants pour voir si ceux-ci avaient ou non le droit de circuler. Les femmes ne pouvaient plus acheter sur les marchés installés en dehors du ghetto. On manqua aussitôt de pain et d'autres denrées. Nous assistons depuis à une véritable orgie des prix. De longues queues stationnent devant chaque magasin d'alimentation; de nombreux produits ont déjà disparu. II n'y a pas de communication entre la rue Leszno et la rue Twarda. Il faut passer par la rue Zelazna. Les magasins juifs dans la partie aryenne de la ville ont été fermés, pour empêcher le pillage. Ni samedi ni dimanche les médecins juifs n'ont pu obtenir de laissez-passer. Le Conseil prélève une taxe de 5 zlotys par laissez-passer. Samedi, les travailleurs juifs travaillant à l'extérieur n'ont pas pu quitter la ville. Le premier jour après l'institution du ghetto, de nombreux chrétiens apportaient du pain à leurs relations et amis juifs. Le phénomène était général. On continue à aider les Juifs à s'approvisionner.

Au coin des rues Chlodna et Zelazna, ceux qui n'enlèvent plus assez rapidement leur chapeau devant les Allemands sont obligés de faire des mouvements de gymnastique, avec des pierres ou des tuiles comme poids. De vieux Juifs durent faire des flexions de genoux. Ils déchirent des papiers, jettent les morceaux dans la boue, et ordonnent aux gens de les ramasser, frappant ceux qui trébuchent. Dans le quartier polonais, Ils ordonnent aux Juifs de se coucher par terre, et marchent par-dessus. Un soldat allemand qui passait à bicyclette rue Leszno s'est mis à battre un passant juif. Il le força à se coucher dans la boue et à embrasser le trottoir. Des agents de police juifs furent contraints de sautiller dans la rue sur un pied, autour d'un groupe de Juifs faisant des mouvements de gymnastique. Le Conseil juif met au point les projets d'un bureau de poste juif, d'un service de ravitaillement et d'une monnaie juive. À cause de la fermeture du ghetto et de la ruée vers les magasins, toutes les rues juives sont pleines de monde. Il est impossible de circuler, la chaussée est tout aussi encombrée que les trottoirs. Vendredi soir, les Juifs de Praga furent arrêtés, chargés sur des camions et déposés rue Muranowska. Ils passèrent la nuit dans les escaliers et dans les cours des maisons. Ils n'ont pu emporter que des bagages à main. Samedi, j'ai aperçu des groupes de Juifs évacués de Praga. On les installe dans des écoles, des salles de danse, etc. Le Conseil juif réquisitionne pour eux des chambres dans les grands appartements particuliers. Scènes de rue : au coin des rues Chlodna et Zelazna, une famille juive et une famille polonaise se disent au revoir. Elles s'embrassent, se serrent les mains, s'invitent à se «rendre visite la semaine prochaine». Une longue file de tramways stationne au coin de la rue Tlomackie et de la rue Bielanska. On cherche les Juifs qui essaient de sortir clandestinement du ghetto. Tous les passagers doivent descendre et présenter leurs papiers. Tout comme à un poste de douane, à la frontière de deux pays. [...]

On dit que le ghetto restera ouvert à moitié jusqu'au 25 novembre, ensuite ...

Emmanuel RINGELBLUM, Chronique du Ghetto de Varsovie, Traduit de l'anglais par Léon Poliakov, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1995, pp.