Varsovie (juin 1942) : ce matin, la radio anglaise a diffusé une émission sur le sort du judaïsme polonais

Vendredi 26 juin fut une grande journée pour notre équipe de l'OS. Ce matin, la radio anglaise a diffusé une émission sur le sort du judaïsme polonais. Elle divulgua tout ce que nous savons tellement bien : sur Slonim, Vilna, le camp de Chelmno, et ainsi de suite. Pendant de longs mois, nous avons souffert parce que le monde restait sourd et muet à notre tragédie sans exemple. Nous nous plaignions de l'opinion publique polonaise, et des hommes de liaison en contact avec le gouvernement polonais en exil. Pourquoi ne faisaient-ils pas connaître au monde comment le judaïsme polonais était massacré? Nous accusions les intermédiaires polonais d'étouffer délibérément notre tragédie, pour que leur tragédie ne reste pas dans l'ombre. Mais il semble que nos interventions aient enfin atteint leur but. Pendant les semaines dernières, les émissions de la radio anglaise ont régulièrement traité des cruautés commises à l'égard des Juifs polonais, Belzec et ainsi de suite. L'émission d'aujourd'hui a fait le bilan : 700 000, le nombre de Juifs tués à ce jour, a été mentionné. En même temps, la radio a promis la vengeance, un châtiment implacable pour tous ces crimes.

Notre équipe s'est acquittée d'une grande mission historique. Elle a alarmé le monde à propos de notre sort, elle a peut-être sauvé des centaines de milliers de Juifs polonais de l'extermination. (Naturellement, seul l'avenir immédiat montrera si ce dernier point est exact. J'ignore qui survivra de notre équipe, qui sera jugé digne de travailler sur les matériaux que nous avons réunis. Mais une chose au moins est claire pour nous: nos peines et nos travaux, notre foi, en dépit de la terreur constante, n'auront pas été inutiles. Nous avons porté un grand coup à l'ennemi. Il ne s'agit pas uniquement de savoir si la révélation de l'incroyable massacre des Juifs aura l'effet désiré, et si la liquidation méthodique des communautés juives s'arrêtera. Nous savons une chose: nous avons accompli notre devoir. Nous avons surmonté tous les obstacles pour arriver à notre but. Et notre mort ne sera pas aussi absurde que celle d'autres innombrables Juifs. Nous avons porté à l'ennemi un coup redoutable. Nous avons révélé son plan satanique d'exterminer le judaïsme polonais, un plan qu'il voulait réaliser en silence. Nous avons déjoué ses calculs et avons fait connaître le dessous de ses cartes. Et si la Grande-Bretagne tient sa parole, et accomplit les formidables attaques dont elle menace l'ennemi, alors nous serons peut-être sauvés ...

Ces jours-ci, la population juive ne cessait de commenter les émissions de Londres. La nouvelle qu'enfin le monde a été bouleversé par le récit des massacres commis en Pologne nous a profondément secoués. Pendant d'interminables mois, au milieu de toutes nos souffrances, nous ne cessions d'être tourmentés par cette question : ces souffrances, le monde les connaît-il? Et, s'il les connaît, pourquoi reste-t-il muet? Pourquoi ne réagit-il pas, pendant que des dizaines de milliers de Juifs sont fusillés à Fonari ? Pourquoi garde-t-il le silence, tandis que des dizaines de milliers de Juifs sont empoisonnés à Chelmno? Pourquoi se tait-il pendant que des centaines de milliers de Juifs sont massacrés en Galicie et dans l'Est annexé? Ayant posé ces questions, nous y répondrons nous-mêmes : pourquoi le monde serait-il ébranlé par les massacres de Vilna, puisque les Allemands ont massacré 180000 êtres humains à Rostov et, à Kiev, autant d'Ukrainiens que de Juifs? Pourquoi serait-il ébranlé par nos souffrances, puisque des fleuves de sang sont versés chaque jour sur les champs de bataille? En quoi le sang juif est-il plus précieux que celui des soldats russes, anglais, chinois? C'est la réponse d'usage; mais nous sentons qu'elle ne suffit pas. Pour la première fois maintenant nous avons appris pourquoi ils gardaient le silence. Tout simplement parce que l'on ignorait à Londres ce qui se passait exactement; d'où le silence. Mais une autre question surgit : disposant de son propre poste émetteur, comment le gouvernement polonais en exil pouvait-il ignorer ce qui se passait ? Lui qui le lendemain même était renseigné sur l'exécution de 100 détenus politiques dans la prison Pawiak, tandis qu'il a mis des mois à transmettre des nouvelles sur l'assassinat de centaines de milliers de Juifs? Voici une question qu'aucune réponse ne peut satisfaire.

La nouvelle annonçant que l'interpellation du gouvernement en exil polonais a été retransmise pour tous les émetteurs anglais dans toutes les langues des Nations unies, ainsi qu'en allemand, en même temps que les discours de l' archevêque de Canterbury, du grand rabbin Hertz, et du député Zygelbojm, cette nouvelle a fortement excité l'opinion publique du ghetto. La note dominante était la joie, à laquelle se mélangeaient quelques craintes quant à la réaction des autorités occupantes. Mais le sentiment général était qu'il était capital que le monde soit enfin informé. [...]

Emmanuel RINGELBLUM, Chronique du Ghetto de Varsovie, Traduit de l'anglais par Léon Poliakov, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1995, pp.