Varsovie : Quel souvenir ai-je gardé du ghetto ?

Le ghetto de Varsovie, quel souvenir en ai-je gardé ? J’en suis resté marqué, imprégné.
Je me rappelle y avoir vécu dans une atmosphère d’irréel, le temps suspendu. À travers les méandres de ma mémoire, des images défilent. Une rue bruyante, grouillante de monde. Beaucoup de misère. Des mendiants qui vous interpellent, qui vous agrippent. « À manger ! À manger ! » Des miséreux allongés par terre, la main tendue, le regard hagard. Personne ne semblait faire attention à eux. Ils faisaient partie du quotidien. Une indifférence générale. Ou plutôt l’instinct de survie. Les plus nantis (dont ma famille) étaient conscients que leur meilleur sort n’était que provisoire. Le malheur, la mort étaient dans l’air. C’était presque palpable. Une atmosphère étrange, de fin du monde.

Tout cela était nouveau pour moi. Je me sentais encore protégé, mais je n’étais pas auprès de mes parents. Vaguement vulnérable.
Combien de temps y suis-je resté ? Quelques semaines, quelques mois, impossible de répondre. Bientôt la situation s’est aggravée. Ce qui avait semblé impensable à mes parents – la déportation de la population – s’est mis en marche. Rien à voir avec ce que j’avais vécu chez nous, à Demblin. Dans notre ville, un ordre avait été lancé : tous les Juifs devaient quitter leur domicile et se rassembler sur la grande place du marché.
Je la revois bien, cette place, elle se situe juste en face de notre maison. Endroit plein de vie, surtout pendant les foires hebdomadaires, avec rencontres de tous les marchands des environs, notre magasin plein de monde, échanges de nouvelles… Symbole de vie, cette place est devenue depuis ce jour dans ma mémoire place du malheur et de la mort.

Dans le ghetto, rien de semblable. Leur système était adapté à l’importance du « nettoyage ».
À n’importe quel moment de la journée ou de la nuit, un pâté de maisons était encerclé et investi. Les appartements ouverts de gré ou de force et tous les occupants emmenés. Certains arrivaient à se cacher, ils échappaient provisoirement à la déportation. Cela a été le cas pour ma famille, pendant mon séjour chez eux. […]

Malgré l’enfermement, les difficultés, les nouvelles parvenaient encore à circuler. J’imagine le désespoir de mes parents. En voulant me préserver, ils m’avaient jeté dans la gueule du loup. Et pourtant, une fois de plus, le miracle s’est accompli. Un matin, mon oncle m’a emmené au point de passage vers la zone catholique, hors ghetto. Je me souviens d’une grande salle avec des fonctionnaires. Une dame vient vers nous. Elle s’entretient avec mon oncle. Nous déposons un vêtement à un employé (j’ai compris que c’était une caution). Je pars avec la dame. La sortie à peine franchie, côté hors ghetto, elle s’arrête, me parle et me donne ses instructions : « À partir de maintenant, nous ne nous connaissons pas. » Elle marchera devant moi, je devrai la suivre et ne pas la quitter des yeux. Sinon, elle ne pourra rien pour moi. En aucun cas n’approcher d’elle, jusqu’à ce qu’elle me fasse signe. Cela faisait-il partie du plan convenu avec mon oncle ? Certainement pas.

Je me revois marchant derrière la dame, nous longions le mur du ghetto. Les nombreuses sentinelles qui se tenaient sur le trajet me donnaient l’impression, lorsque je passais à leur hauteur, de me fixer d’une façon particulière. À chaque instant je m’attendais à être interpellé dans mon dos. Il ne fallait surtout pas se retourner, ne pas perdre de vue mon guide parmi les passants. J’avançais dans la foule, stoïque, mon regard rivé sur la silhouette qui représentait ma bouée de sauvetage, dans cette mer d’inconnus et de dangers.
Pour la première fois, je me sentais en péril, livré à moi-même. Il n’y avait plus ce tampon protecteur dont j’avais toujours été entouré. Et pourtant, il devait bien exister, mais invisible…

Combien de temps le trajet a-t-il duré ? Impossible de m’en souvenir. La dame s’est arrêtée devant un immeuble, le danger semblait écarté. Elle a attendu que j’arrive à sa hauteur, elle paraissait soulagée. Je me suis retrouvé au domicile de ma protectrice. Quelques heures, une journée, une nuit, c’est complètement effacé de ma mémoire. Je me souviens du repas qu’elle m’a servi : café au lait, pain beurré avec du jambon. J’ai hésité – absolument proscrit par la religion. Néanmoins, j’étais bien conscient du caractère exceptionnel de ma situation. J’ai tout mangé, mais avec un battement de cœur, sachant que je transgressais un interdit. Je me rappelle m’être senti doublement coupable, car en plus, j’ai trouvé que c’était bien bon… Grand mystère que la mémoire. Elle conserve bien présents certains événements, par rapport à d’autres infiniment plus importants, qu’elle a complètement effacés.

Aucun souvenir de mon trajet de retour, sinon que c’est le même fonctionnaire de police qui m’a ramené à Demblin. Très émouvantes retrouvailles avec mes parents, leurs larmes de joie. Le policier leur a remis une lettre de mon oncle qui décrivait leur situation dans le ghetto, de plus en plus désespérée.
Lorsque nous l’évoquions avec maman, dans les dernières années de sa vie, une phrase de mon oncle lui était restée gravée en mémoire : « Qui sait si nous nous reverrons un jour ? » Il ne s’était pas trompé. Ils ont tous péri.

Par le plus grand des hasards, nous avons eu un témoignage du sort qui les attendait. C’était à Czestochowa. Le deuxième camp, après notre évacuation de celui de Demblin. Tous les internés travaillaient dans une usine de munitions. Un jour est arrivé un convoi de déportés en provenance d’Auschwitz (sans doute avaient-ils besoin de main d’œuvre). Une dame parmi les nouveaux arrivants s’est approchée de maman et lui a demandé si elle avait une sœur dans le ghetto de Varsovie. Effectivement, la sœur aînée de sa fratrie, prénommée Ratzele, lui ressemblait comme une jumelle. Elle était plus grande, mais les traits du visage, le sourire étaient identiques. Je me souviens très bien d’en avoir été frappé lorsque je l’ai rencontrée. Cette dame se trouvait avec ma tante dans le même wagon à destination d’Auschwitz.
Elles sont restées ensemble jusqu’à la « sélection » tragiquement célèbre. C’est là qu’elles ont été séparées, ma tante a été envoyée du mauvais côté, chambre à gaz. Dernier et seul témoignage d’une belle et heureuse famille. Complètement anéantie.

Henri ROZEN-RECHELS, Je revois… Un enfant juif polonais dans la tourmente nazie, Paris, Le Manuscrit, Collection Témoignages de la Shoah, 2012, pp.57-61