En voyant le Steinbruch pour la première fois (Ebensee)

Imaginez une montagne dont on aurait rogné le pied. Un mur de rochers haut de deux cents mètres et long de cinq cents. A la base, des trous qui, de loin en loin, sont creusés dans ce mur : sept tunnels qui s’enfoncent dans la pierre blanche. Au-devant du mur, un immense espace qui s’agrandit chaque jour un peu plus. Là-dessus, des voies ferrées, des trains de wagonnets, des automotrices, des locomotives, des baraques, des tuyaux, des câbles électriques, des projecteurs. Au milieu des amas de ferraille et de matériaux de toutes sortes, des hommes qui se déplacent, ployés sous le fardeau : dix hommes pour porter un rail, huit hommes pour porter un poteau. La ronde ne s’arrête jamais.

D’autres hommes creusent des tranchées, déchargent les wagons qui entrent par trains complets sur le chantier où s’emploient à l’un des mille travaux qui donnent à cet espace cyclopéen l’aspect d’une fourmilière géante.

Cela n’est rien. Rentrons dans le tunnel. La voûte fait huit à dix mètres de haut. L’eau suinte sur les rochers faiblement éclairés. Sur le sol, on trébuche sur les rails, on marche dans l’eau et dans la boue. Un bourdonnement sourd grandit au fur et à mesure qu’on avance. Les wagonnets vont et viennent sans arrêt. Arrivé à l’endroit du travail, on ne voit plus rien qu’un nuage phosphorescent que la lumière des projecteurs n’arrive pas à percer et que les aspirateurs sont impuissants à absorber. On se trouve, sans l’avoir vu, au pied d’un énorme compresseur qui ressemble à une monstrueuse pièce d’artillerie. Vingt hommes travaillent là à percer la montagne dans la poussière, dans le courant d’air, au milieu d’un vacarme assourdissant. Placés sur des échafaudages, le marteau piqueur à la main, ils creusent des trous dans le roc. Ils sont entièrement recouverts d’une poudre blanche qui les fait ressembler à des spectres. On ne voit plus leurs yeux. On dirait des statues de pierre convulsées par la trépidation des machines.

Quand les trous ont une profondeur de deux mètres, on les bourre de dynamite. Les hommes sortent du tunnel pour quelques minutes. On retire les machines. Une explosion sourde ébranle la montagne, et l’on recommence à percer pendant que l’autre moitié de l’équipe déblaie à la hâte l’éboulement qui vient de se produire.

C’est en voyant ces hommes, c’est en voyant le Steinbruch pour la première fois, que j’ai compris comment les esclaves de l’antiquité ont pu, au temps jadis, construire les Pyramides d’Egypte.

Jean LAFFITTE, Ceux qui vivent, Paris, Editions Hier et Aujourd’hui, 1947, pp.266-268