Je suis fasciné par la gueule de notre kapo

Le Sanglier. On l'appelle ainsi parce qu'il fonce tête baissée sur les détenus. C'est un kapo de droit commun, matricule 1500 et quelques. C'est lui qui dirige le kommando de terrassement auquel Jean et moi sommes affectés.

« Restez à côté de moi, on tâchera d'être ensemble car à deux l'on se défend mieux, m'a répété mon ami beaunois ». C'est mon premier jour de travail. Nous sortons du camp en franchissant la porte d'entrée au pas cadencé, tête à droite. Le pointeur de service compte le nombre de rangs. Un planqué lui aussi.

Si le camp existe avec sa double enceinte de barbelés, ses seize baraques à l'intérieur, les logements des détenus, les baraques de l'extérieur, au-dessus et au-dehors les logements des SS et autres bâtiments administratifs, beaucoup d'aménagements restent à faire, les routes d'accès, notamment, étant loin d'être terminées : la « Une » qui descend sur Natzwiller, et la « Deux » qui monte à la carrière.

Nous voici à pied d'œuvre, à quelque cent ou deux cents mètres du camp. Je ne saurais en désigner exactement l'endroit tant je suis pour ainsi dire fasciné par la gueule de notre kapo. Le tueur tel qu'on peut l'imaginer, avec des yeux inquiétants, un regard fixe, des traits durs, un visage assoiffé de sang. « L'essentiel, m'a dit Jean, c'est de ne pas se faire remarquer de lui. Il faut donc travailler avec ses yeux et ne point trop en faire tout de même pour tenir le plus longtemps possible. Nous ne sommes pas nourris comme des travailleurs de force.  L' « ancien » se révèle : « Prenez la brouette, je vous la remplirai. » J'obtempère. Quatre ou cinq pelletées, et un geste : allez ! Je pointe le doigt sur son œuvre et lui fais comprendre du regard que je suis capable d'en emmener le triple, « Rappelez-vous ce que je vous ai dit : l'impératif ici, Ç'est tenir. » Et me voilà parti.

Je n'ai pas fait dix mètres que j'ai l'impression d'une tornade derrière moi. Une galopade, des grognements, un souffle puissant c'est Le Sanglier, bientôt planté devant moi. « Et vlan ! » je reçois en pleine figure le plus magistral coup de poing que j'ai reçu de toute ma vie. Bien visé : le nez et les lèvres. Le sang gicle et je l'aspire à pleines gorgées. J'ai chancelé mais suis resté debout. J'ai l'impression que si je tombe je suis perdu. Je continue et la brute s'en tient là. Quand je reviens, toujours reniflant mon sang, le regard de Jean est éloquent de confusion et de tristesse. « C'est ma faute » me dit-il lorsque je suis près de lui. Je lui fais signe de charger ma brouette C'est le métier qui entre. Je sais maintenant ce que c'est que « travailler avec les yeux ». A quelques mètres de là, le gardien SS nous regarde à son tour, sa pétoire à la main. Son regard à lui aussi est sans pitié. Nos maîtres sont des assassins et toutes les occasions doivent leur être bonnes pour se faire la main. Drôle de civilisation !

Eugène MARLOT, Sac d'os, Récit-témoignage, Dijon, Clea Micro Edition, 1999, p.57