Les Juifs descendaient en dernier

Le Kommando de la carrière se composait de 1000 à 1500 hommes, comprenant les deux ou trois centaines de Juifs que les Allemands prenaient soin de placer en queue de formation. Ils étaient employés dans des Kommando spéciaux de la carrière. Nous portions tous une gamelle de métal pendue à la ceinture et pour la plupart nous étions chaussés de socques de bois.

Comme je le disais, les Juifs descendaient en dernier. Derrière venaient les officiers de la garde intérieure de la carrière et plusieurs chiens dits policiers, de la race des loups, tenus attachés par les « larbins » des SS. Lorsque les groupes de non-Juifs étaient en bas alignés pour le comptage habituel et que la première centaine de Juifs parvenait à la moitié de l’escalier, les SS leur donnaient l’ordre de s’arrêter, laissant les trois centaines de détenus juifs entre la moitié de l’escalier et la dernière marche du haut. Nous, depuis le bas, pouvions voir avec toutes sortes de détails comment se préparait la mise en scène du scénario fatal qui allait se dérouler.

Quelques Kapo étaient restés en arrière, d’autres devant, contenaient le groupe au milieu de l’escalier. Puis derrière les prisonniers, les chiens agités entraient en action, contenus à peine par des laisses tenues par leurs maîtres. Tout à coup, des voix, des voix effrayantes, inhumaines plutôt des voix de démons lançaient la meute sur les prisonniers. Les chiens sur l’ordre de leurs gardiens s’élançaient sur leurs victimes sans défense, les mordant avec férocité. Les malheureux, pris d’une indescriptible panique, notamment les plus proches du danger, se bousculaient, les plus forts essayant de fuir et ne réussissant, comme une avalanche de neige, qu’à débouler l’escalier, entraînant tout sur leur passage. Désordre inénarrable, bruit de gamelle, cris, lamentations. Un grand nombre, piétinés, gisaient entre les pieds de ceux qui tentaient de fuir pour échapper aux chiens et à la brutalité des Kapo.

 

Lope MASSAGUER BRUCH, in Pierre Salou et Véronique Olivares, Les républicains espagnols dans le camp de concentration nazi de Mauthausen. Le devoir collectif de survivre, (Traduction de : Los republicanos españoles en el campo de concentración nazi de Mauthausen : el deber colectivo de sobrevivir), Paris, Éd. Tirésias, 2009, p.289