Notre accoutrement de clowns tragiques

Tandis que nous traversions le village, les rues commençaient à s’animer. C’étaient des paysans sur des tracteurs, en route vers les champs, des femmes dans les jardins, qui regardaient à la dérobée passer les colonnes de détenus. Pas d’enfants – encore au lit sans doute. Ce spectacle était offert aux villageois quatre fois par jour (ou, quand le travail se faisait en trois équipes, six fois) et ainsi la population avait tout loisir d’examiner, avec une satisfaction mêlée de crainte, ces sous-hommes, criminels, bandits, ennemis du Reich, que les journaux locaux avaient si complaisamment décrits lors de l’installation du KZ, aux fins qu’ils subissent à Melk le châtiment mérité. « Jedem das Seine ! » « A chacun son dû ! » : le slogan d’accueil à Buchenwald, on le lisait dans les regards des habitants du village. Il faut convenir qu’il n’y avait rien, ni dans notre physique (nous étions sales, mal rasés, les visages gris), ni dans notre accoutrement de clowns tragiques, pour susciter la commisération de ceux auxquels ce spectacle était offert. Du moins d’après la vision d’ensemble que m’offrait la dégaine de mes compagnons. [...]

C’était un va-et-vient continuel de groupes de déportés à travers le village, à différentes heures du jour, été comme hiver, par tous les temps ; les habitants ne pouvaient pas éviter ces milliers d’hommes se traînant, épuisés, hagards, l’un soutenant l’autre, au rythme des coups assénés par les Kapos et les gardes, qui ne se gênaient pas pour maltraiter les détenus en public.

Ernest VINUREL, Rive de cendre, Paris, L'Harmattan, 2003, pp. 265-266