Pour les anciens, peu importe ce qu’il y a dans la soupe ; c’est la soupe (Ebensee)

Il faut attendre le bon plaisir de notre chef de Block. Elle est là pourtant, la soupe, dans ses bouthéons lourds que nous sommes allés chercher tout à l’heure, avec leurs poignées démolies, qui vous serrent les mains contre la paroi brûlante.

Les faces sont tendues vers elle : non pas tant les nôtres : nouveaux venus, nous jouons aux hommes détachés des contingences terrestres ; mais surtout celles des anciens, de ceux pour qui la soupe est devenue déjà ce qu’elle deviendra sans doute pour nous sous peu : l’événement majeur de la journée, le motif, le but et le moyen à la fois d’une existence que l’on semble voler au temps qui fuit.

Enfin des coups de gueule énergiques, des coups de poing vigoureux ; il faut prendre la file et attendre son tour. Attraper au vol une gamelle bossuée, la tendre au passage, recevoir la louche réglementaire et s’enfuir bien vite au bout de la cour sous les regards avides de ceux qui attendent. Pour les anciens, peu importe ce qu’il y a dans la soupe ; c’est la soupe : quelque chose de chaud qui calme les souffrances de la faim pendant un temps plus ou moins long ; c’est quelques instants de halte dans un labeur écrasant. Pour nous, c’est encore quelque chose d’indéfinissable, de chaud, qu’il faut manger sans cuiller, laper comme des chiens et qui vous couvre de buée le visage, un mélange de végétaux inassimilables : betteraves de toutes sortes, fenouil, fanes de pommes de terre, courges, pastèques, et parfois, la bonne aubaine des rutabagas. Ces jours-là sont jours de fête ; et les jours à pommes de terre, jours de gala ; de quoi vous donner la certitude de survivre encore au moins trois jours.

Il faut se hâter de manger. Il n’y a pas assez de gamelles et les petits serviteurs russes passent en criant « miski, miski ! ». Il est vraiment impossible de finir cette colle ; on lève les yeux : un cercle d’êtres aux regards luisants vous entoure, mains tendues, prêts à se battre pour l’aubaine entrevue.

François WETTERWALD, Les morts inutiles, Paris, L'Harmattan, 2009, pp. 41-42