D’où vous allez, personne ne revient jamais

En sortant de la gare, nous passâmes devant un groupe de civils, pour la plupart des paysans coiffés du chapeau tyrolien. Nous trouvâmes dans leur regard une piété étrange. Ce n’était pas le premier convoi de ce genre qu’ils voyaient arriver dans cette petite ville. Sans doute connaissaient-ils l’endroit où nous allions? La phrase de l’officier nous revint en mémoire :

 – D’où vous allez, personne ne revient jamais.

De chaque côté de nous les  SS hurlaient pour activer notre allure.

 – Los, Schnell, Vorwärts. Sans doute, étaient-ils pressés de terminer leur mission. L’un d’eux derrière moi me cognait les reins de la pointe de son fusil. Derrière la colonne, les chiens grognaient sur les talons des trainards.

Au bout de cinq cents mètres, nous nous engageâmes dans un chemin qui grimpait presque aussitôt dans la montagne. Les maisons se firent plus rares. De temps en temps, une ferme. Un chien aboyait en nous entendant venir, puis se taisait sur notre passage, comme effrayé. Bientôt il n’y eut plus d’autres arbres autour de nous que des sapins. Et nous découvrîmes la neige. Une neige piétinée sur laquelle nos souliers glissaient. Toujours les SS nous excitaient à accélérer l’allure. Un moment nous entendîmes un coup de feu derrière nous ; nous n’osions nous en expliquer la raison. Quelques instants plus tard, un autre coup de feu suivi d’un cri ne laissa plus subsister aucun doute. L’affolement naissait en nous. Nous avancions comme des fous, toujours harcelés, avec la hâte d’arriver au but, de voir cesser cette marche hallucinante. La valise que je portais à la main me tirait le bras à l’arracher, je la mis sur mon épaule. J’avais l’impression qu’elle ralentissait ma marche .Pourtant par instant, je me heurtais au camarade qui me précédait. Je pensais la jeter au bord de la route, comme plusieurs d’entre nous avaient réussi à le faire. Mais le SS qui me suivait comprit mon intention et se mit à hurler en allongeant un coup de crosse.

La neige commençait à tomber. Elle passait à travers les intervalles des arbres. De temps en temps, sous son poids, une branche de sapin ployait, une masse nous tombait sur les reins.

Les sapins devinrent plus petits, s’espacèrent ; la route s’aplanit. Nous étions arrivés sur une sorte de plateau, et nous apercevions devant une immense forteresse, tache noire sur le fond du ciel. De l’intérieur des murailles, un flot de lumière jaillissait.

Nous franchîmes plusieurs postes de sentinelles, quelques-unes nous jetèrent des quolibets. Bientôt, nous nous arrêtâmes devant une énorme porte bardée de fer. Au–dessus de cette porte était plaqué un immense aigle de métal aux ailes déployées tenant entre ses serres la croix gammée.

Paul TILLARD, Mauthausen, Paris, Editions sociales, 1945, pp.13-14