Un souffle enivrant de liberté (Ebensee)

Ce fut comme une clameur soudaine, une nouvelle répandue dans le camp comme un trait de feu ! Les chars américains ont pénétré dans notre bagne. Les allées sont emplies d’une nuée d’hommes qui se précipitent vers la place d’appel.

La plupart des Français du camp se sont réunis devant le Block 19. Le père Henri porte un drapeau, dont la vue étreint : un petit drapeau tricolore. Et derrière lui, nous voici tous en colonne par quatre. Nous nous mettons en marche vers la place ; la voici, pleine d’une foule bigarrée, avec cinq petites collines qui sont cinq véhicules américains escaladés déjà par nos camarades des autres nationalités. Un vacarme assourdissant, des vivats emplissent l’air. […]

Les Américains se dégagent de ceux qui les pressent de toutes parts et nous apparaissent solides, bien nourris, confortablement vêtus de kaki, tête nue à part quelques-uns qui gardent le casque à écouteurs des conducteurs de chars. Ils nous regardent, nous les mille dépenaillés, les mille loqueteux, les mille misérables fantômes qui hurlons tant que nous pouvons le chant de notre pays. Et ils pleurent davantage que nous.

Mille cœurs, un seul chant. Ce fut très beau et très grand. Un souffle enivrant de liberté, de cette liberté guettée au long des jours volés. 

François WETTERWALD, Les morts inutiles, Paris, L'Harmattan, 2009, p.177