Il faut bien faire de grandes fournées (Ebensee)

C’est l’heure de recharger le four. Dans le hall, un grondement continu, mugissant, domine le bruit des voix. La porte est ouverte, le bruit devient gigantesque, une immense lueur jaillit. Une flamme s’élançant du foyer, tout derrière, arrive jusqu’à l’ouverture. Elle s’incurve avant de l’atteindre, flamboyante écharpe, et s’engage, à droite, dans l’entrée de la cheminée. Quelques débris calcinés reposent sur le sol à claire-voie du four crématoire et un aide les brise à grands coups de tringles de fer. Ils se couvrent un instant de petites flammèches, puis disparaissent entre les fentes.

On apporte les cadavres, tenus par les pieds et par les mains ; on les pose sur une espèce de civière à très longs mancherons, qui s’appuie sur des galets situés sur le seuil de la bouche. Un, puis un deuxième, que l’on dépose côte à côte. Cela ne suffit pas, car le rythme de la mortalité est tel en ce moment qu’il faut bien faire de grandes fournées. Alors on en met deux autres par-dessus. La flamme semble encore plus furieuse, plus dévorante, comme avivée par ces corps qu’elle est chargée de faire disparaître. Le chargement n’est pas encore complet. On en ajoute deux autres, mais l’opération est plus difficile. Alors les aides saisissent de grandes barres de fer et poussent et frappent ce qu’ils peuvent atteindre. Ernst, le chef du bloc des contagieux, se met de la partie ; il vient souvent ici, en curieux, et donne volontiers un coup de main ; il semble y éprouver une grande jouissance. Enfin, tout est entré. Les hommes, ceux qui sont encore vivants, s’essuient le front, la porte refermée, et ont cet air triomphant et rassuré des soirs de victoire.

François WETTERWALD, Les morts inutiles, Paris, Editions de minuit, 1946, pp.153-154 (Réédité en 1991 et 2009, Paris, L’Harmattan)