Le cadavre avait tendance à rouler

Le travail consistait à mettre les cadavres sur des Trage et à les monter jusqu’au four crématoire du camp. Hans et la « demoiselle » étaient revenus et devaient conduire le convoi. Nous fûmes divisés par groupes de quatre, et à chaque groupe fut confié le soin de monter un cadavre. Mon groupe n’eut pas de chance. Nous étions chargés du plus grand Juif du Kommando. Il mesurait plus de 1,80 m. Cela représentait un sérieux travail d’équilibre que de faire tenir un pareil gaillard sur un carré de planches de 60 cm de côté. Pour comble de misère, ce malheureux avait eu le ventre troué et ses intestins sortaient par sa braguette déchirée.

Nous hissâmes la Trage sur nos épaules. Nous avions posé le Juif à plat sur le ventre ; sa tête et ses bras pendaient d’un côté ; ses jambes pendaient de l’autre. Tout alla relativement bien pendant les cinq cents mètres de terrain plat nous séparant des 186 marches qui devaient nous conduire hors de la carrière. Arrivés là, le travail se compliqua sérieusement. Les deux porteurs de devant prirent leur brancard à la main, à bout de bras ; les deux autres le gardèrent sur leur épaule. Mais l’escalier était trop raide. Malgré la disposition prise, la Trage était trop inclinée et le cadavre avait tendance à rouler vers les deux porteurs arrière qui le maintenaient de leur main libre ; j’avais la chance d’être parmi les deux premiers. Cette instabilité imprimait du ballant à la Trage, et l’ascension fut atroce. Le poids était tel que nous pouvions à peine lever les jambes ; nous titubions contre les marches ; le mort vacillait ; à chaque instant, nous avions peur de le voir chavirer. C’était ce qu’il fallait éviter à tout prix. Plusieurs avaient déjà laissé échapper leur chargement. Hans et la « demoiselle » s’étaient mis de la partie. Ils avaient défait leur ceinture et, avec la boucle, frappaient sur les reins des croque-morts épuisés.

Le lugubre cortège arriva enfin au sommet de l’escalier. Nous avions encore cinq cents mètres d’une pente raide à parcourir, avant d’atteindre la forteresse. Le grand portail s’ouvrit devant nous. Un instant plus tard, nous déposions notre fardeau à la porte du crématoire. La grande cheminée crachait sa fumée dans le ciel ; par instant, les flammes dépassaient. Cela sentait l’atelier du maréchal-ferrant, comme dans les villages de notre enfance.

Paul TILLARD, Mauthausen, Paris, Editions sociales, 1945pp. 23-24