Le Revier : un lieu de misère et de mort

Le Revier était installé en dehors de la forteresse. C’était un véritable camp comprenant une douzaine de baraques. Il était aussi connu sous le nom de Russenlager (camp des Russes) ; avant d’être utilisé pour les malades, il avait servi de local aux déportés russes. Leur sort avait été atroce. Cela se passait au début de la guerre contre l’U.R.S.S. Des convois entiers de partisans et de soldats de l’Armée rouge avaient été exterminés.

Cette origine avait créé autour du Revier une atmosphère de meurtres que les SS et les dirigeants droits communs surent entretenir. Cette renommée n’incitait guère les malades à se faire hospitaliser, d’autant plus que les rations de pain étaient réduites de moitié. Un malade ne touchait plus que 200 grammes par jour au lieu de 400. Cela parce que, ne travaillant pas, il avait en principe moins besoin de nourriture. Raisonnement assez simpliste, mais qui servait à camoufler le véritable objectif, le même que partout ailleurs : l’extermination des individus. Il était en effet bien illogique de réduire la ration alimentaire d’hommes qui tombaient justement malades par manque de nourriture. Et les malades devaient, en plus de leurs maux, vivre avec la perpétuelle, la harcelante psychose de la faim.

Le personnel médical se composait de docteurs déportés, à raison de deux ou trois par Block, et d’infirmiers qui étaient trop souvent des amis des chefs de Block, ou d’autres personnages influents. Ils n’avaient d’infirmiers que le nom et n’hésitaient pas, pour la plupart, à rosser un malade trop encombrant. Ils avaient une situation enviée dans le camp. Leur travail, très simplifié, s’effectuait à l’abri, et leur nourriture était abondante, car ils bénéficiaient de la soupe et du pain de ceux qui venaient de mourir dans la journée : la cuisine fournissait le nombre de rations correspondant au nombre de malades encore vivants dans la journée.

Les docteurs déportés furent en général à la hauteur de leur tâche. Le corps médical français fut au-dessus de tout éloge. Certes, la vie des médecins dans un camp était incomparablement moins pénible que celle des déportés. Leur nourriture était suffisante, souvent la soupe des SS ; ils couchaient dans des lits relativement confortables ; ils avaient l’avantage de travailler dans leur profession, et ils bénéficiaient, en plus, du prestige que les hommes sans culture, comme l’étaient la plupart des «droits communs »  accordent à des « savants ». [...]

Les docteurs ne se bornaient pas à soigner les malades. Grâce à leur popularité, ils réussissaient à leur obtenir des soupes supplémentaires. Ils s’arrangeaient aussi pour les maintenir au Revier, même lorsqu’ils étaient guéris, pendant le mois d’hiver. Un convalescent sortant à cette saison d’un endroit relativement chaud où il avait aussi la ressource de ne pas travailler, pour se rendre à la carrière, et sans vêtements, était certain de contracter une maladie mortelle.

Malgré toute leur volonté, malgré tous leurs efforts, les médecins ne pouvaient transformer l’organisation intérieure des Block, et s’ils réussirent à sauver des centaines de vies humaines, ils ne purent empêcher le Revier d’être un lieu de misère et de mort.

Au début de 1944, le Revier de Mauthausen comptait huit Block. Chacun d’eux était habité par des déportés ayant une maladie caractérisée. A certaines maladies très répandues, comme la dysenterie et les maladies phlegmoneuses, en étaient affectés deux.

Le nombre de malades logés dans chaque Block était inimaginable. 2000 hommes arrivaient à se caser dans une baraque d’environ 60 mètres de long sur 20 mètres de large. D’un bout à l’autre de chaque Block, était aménagé un couloir ; deux rangées de lits y étaient disposées en long ; ce qui faisait quatre rangées de lits au total. Si l’on compte qu’un lit faisait 0,80 m de large et qu’ils étaient à 30 centimètres les uns des autres, on voit qu’un Block, dans sa longueur, en contenait une quarantaine. Quarante en long, quatre en large, cela faisait cent soixante lits.

Ces lits étaient à trois étages – ceux du camp n’en avaient que deux – les deuxième et troisième étant à 0,75 m de l’étage inférieur. Lorsqu’on entrait dans un Block, tous ces lits alignés ressemblaient à une lapinière. Mais la stupeur nous envahissait lorsque nous apercevions qu’à chaque étage étaient installés quatre détenus, deux dans un sens et deux dans l’autre, en «sardines », comme dans les Block de quarantaine.

Paul TILLARD, Mauthausen, Paris, Editions sociales, 1945, pp. 57-60