La cérémonie de commémoration se tient, comme chaque année, à Pithiviers et Beaune-la-Rolande, deux villes du Loiret, indissociables de l’histoire de l’internement et de la déportation des Juifs.
En ce moment particulier, mes pensées sont tournées vers deux familles, les Reiman et les Celgoh, vers Arlette et Fanny, dont les témoignages sont indissociables de mon engagement autour de l’histoire et la mémoire de la Shoah. Les camps ont disparu. Il faut chercher les noms sur les grandes plaques commémoratives. Abraham, Tauba, Eva, Bernard...
Arlette Testyler, née Reiman le 30 mars 1933, fille de déporté, enfant cachée, est l’une des dernières survivantes de la rafle du Vel d’Hiv. Elle raconte pour la première fois son histoire dans une petite salle à Drancy : émus et attentifs, mes élèves écoutent celle qui redevient la petite fille de neuf ans à l’enfance tourmentée par le nazisme et la guerre. C’est grâce à elle et à son mari Charles que j’ai pu organiser et financer mes voyages d’étude à Auschwitz-Birkenau. Mes élèves ont rencontré à plusieurs reprises Fanny Segal (1925-2005), née Celgoh, au lycée, à Drancy. Elle nous a accompagnés à Auschwitz-Birkenau en janvier 2000.
Fanny témoignait avec énergie et une grande modestie, insérant son parcours dans la grande histoire du siècle, celle d’une jeune fille française, issue de l’immigration, élevée dans une famille sans aisance financière mais convaincue de l’importance des valeurs de la République française : liberté, égalité, fraternité, instruction, travail. Elle fait tout de suite sourire les élèves en leur expliquant qu’elle est née le plus beau jour de l’année, celui de la fête des amoureux, le 14 février ! Avant d’ajouter : « Je ne suis ni professeur d’histoire, ni professeur d’instruction civique, ni professeur de morale. Je viens simplement vous parler de ma vie, moi qui ne suis qu’un petit grain de sable dans l’histoire de la Shoah. Je suis fille d’immigrés juifs polonais. »
Son père Abraham Celgoh, né à Zgierz le 7 août 1897, était maître bottier. Sa mère, Tauba Marczak, née à Konin en 1899, ne travaillait pas, mais avait tellement à faire, avec six enfants. Huit personnes dans un deux pièces cuisine du 18e arrondissement, au 7 rue Vulpian : Jacques, Fanny, Bernard, Eva et les deux plus petits, Michel et Madeleine, sont tous français par naturalisation. En 1940, l’attaque allemande jette sur les routes de l’exode une partie de la population. Chaque arrondissement de Paris ayant un département de repli, les Celgoh passent plusieurs semaines dans une ferme du village du Louroux-Béconnais, à environ 25 kilomètres d’Angers. Fanny travaille aux champs. Elle explique aux élèves que la rudesse des travaux agricoles, la fatigue, lui avaient servi à mieux supporter la dureté du camp. La famille finit par rentrer à Paris. Michel et Madeleine se trouvent alors dans le sud-est de la France, afin de soigner des affections pulmonaires dans un préventorium.
Le 27 septembre 1940, les Allemands promulguent une ordonnance définissant qui est juif et interdisant la zone occupée aux Juifs qui l’ont quittée. Ceux qui entrent dans les catégories de l’ordonnance ont jusqu’au 20 octobre pour se faire recenser. Les cartes d’identité arborent désormais le tampon Juif ou Juive. Entre le 8 octobre 1940 et le 16 septembre 1941, 26 lois, 24 décrets et six arrêtés antisémites paraissent au Journal Officiel. La Préfecture de police de la Seine dispose de trois fichiers juifs (familial, individuel adultes, individuel enfants), où se trouvent les familles Celgoh et Reiman. Fanny n’ayant jamais vu ces fiches, j’ai pu les lui montrer après plusieurs heures passées aux Archives Nationales à visionner des microfilms. On voit défiler avec émotion ceux dont on recherche la trace. Un immense cimetière de papier. En manipulant la bobine, on s’attarde sur les fiches de ces inconnus, venus de tous les horizons, de Pologne, des Balkans, de Turquie. À plusieurs reprises, le même motif d’arrestation : « En surnombre dans l’économie nationale ».
Identité, date et lieu de naissance, nationalité, adresse, profession, date d’arrestation, d’internement, de déportation et au verso de celle de Fanny, celle du retour. Un retour qui n’était pas prévu, mais la fiche est là, on la complète en 1945. Avec l’efficacité administrative, rien ne se perd.
Au printemps 1941 ont lieu les premières rafles de Juifs étrangers. Au cours de celle dite « du billet vert », organisée le 14 mai 1941, à Paris, des hommes sont convoqués pour identification d’identité et examen de situation. 3 700 sont regroupés avant d’être dirigés vers les camps de Pithiviers et Beaune-la-Rolande. La famille Reiman vit alors au 114 rue du Temple. Nés en Pologne, Abraham et Malka Reiman (née Zollkwer) sont parents de deux fillettes françaises, Madeleine et Arlette. Abraham est artisan fourreur. Attaché à sa nouvelle patrie, nourri des idées de Voltaire et Rousseau, il est engagé volontaire jusqu’en juin 1940. Il fait partie des internés de Pithiviers.
Le 29 mai 1942, une ordonnance allemande impose à tout Juif âgé de plus de six ans le port d’une étoile jaune bien visible cousue sur le côté gauche du vêtement. Pour se les procurer, les Juifs doivent donner des coupons “ textile ”, le tissu étant rationné. D’une certaine manière, ils doivent payer ces marques infamantes. Ulcérée, Arlette refuse d’abord de sortir ainsi. Mais Malka Reiman emmène ses filles chez le photographe : toutes trois posent afin qu’Abraham puisse avoir une photographie.
Contrainte de quitter sa classe à cause de l’étoile, Fanny cherche du travail afin de rapporter un peu d’argent à la maison. La vie est difficile, les Juifs ne peuvent faire leurs courses qu’entre 15h et 17h. Le 16 juillet au matin, elle part travailler comme d’habitude, dans un atelier de fabrication de pantalons pour la marine de guerre allemande. Sa mère lui avait lancé en yiddish : “ Fanny, t’as ta clé ? ” Elle l’avait, et elle est partie sans savoir qu’elles se voyaient pour la dernière fois. De retour le soir, elle met la clé dans la serrure... Personne ! La maison sans dessus dessous ! Elle crie : “ Maman, Bernard, Eva ! Où êtes-vous ?” La voisine lui a raconté leur arrestation. Le soir, son père est rentré avec son frère Jacques. Fanny est persuadée qu’il faut partir. Décidé à rester, pensant protéger ses enfants, Abraham Celgoh ne pouvait en imaginer les conséquences. Le lendemain, à 6h, la police est revenue et les a emmenés avenue des Gobelins, jusqu’à un garage qui servait de centre de rassemblement pour les Juifs du 18e. Il y avait du monde, beaucoup de bruit, au milieu des familles, des paquets, des ballots, les enfants pleuraient. Fanny raconte s’être mise à pleurer aussi ; agacé, son père l’a giflée. Au policier qui entend faire cesser ce désordre, pleine de rage, Fanny crie qu’on ne peut pas l’arrêter, car elle est française. Mise au défi de le prouver, elle montre sa carte d’identité et son attestation de naturalisation. Perplexe, le policier laisse partir Fanny et Bernard. Ils voient leur père pour la dernière fois.
Abraham Reiman a quitté Pithiviers, déporté le 25 juin, dans le convoi 4. Il ne reviendra pas d’Auschwitz. Malka Reiman et ses filles, arrêtées le 16 juillet, sont enfermées dans la fournaise du Vel d’Hiv, où se trouvent Tauba Celgoh et ses deux adolescents, Bernard et Eva. Ce n’est qu’après la guerre que Fanny apprit ce que sa mère, Bernard et Eva ont enduré. On peut le savoir grâce aux récits d’adolescents qui ont pu fuir le vélodrome ou d’enfants raflés mais libérés plus tard, et d’une assistante sociale qui décrit à son père une ambiance apocalyptique. C’était il y a 82 ans mais Arlette Reiman-Testyler s’en souvient comme si c’était hier : « La colère de ma mère n’a pourtant pu empêcher la police de nous emmener. Nous avons préparé des paquets et de petits baluchons. En descendant l’escalier, j’ai vu que les quatre familles juives de l’immeuble étaient là. Il y avait mes camarades de classe. Les enfants les plus petits avaient deux, trois ans, les plus âgés treize. Nous sommes partis en autobus en direction du Vel d’Hiv. Encore aujourd’hui, des décennies après, j’ai peur et je ne peux jamais traverser la Seine au pont de Bir-Hakeim. Nous sommes restées plusieurs jours dans ce stade recouvert d’une verrière. C’était le plein été, il faisait une chaleur épouvantable. Nous étions plusieurs milliers, hommes, femmes, enfants de tous âges, vieillards, malades, grabataires, handicapés, femmes enceintes... Avec peu de nourriture, sans eau. Et deux sanitaires pris d’assaut. Les cris, le sang, les déjections, la puanteur m’ont terrifiée. » Après plusieurs jours dans cette atmosphère irrespirable, les familles sont transférées dans les baraques de Pithiviers et Beaune-la- Rolande. La période d’internement permet de dresser des listes, afin de déporter d’abord des adultes et des grands adolescents ; des mères sont violemment séparées de leurs enfants plus petits. Les Celgoh sont rapidement déportés vers Auschwitz-Birkenau : Abraham par le convoi 13 du 31 juillet, Tauba par le convoi 14 du 3 août, Eva, 14 ans, par le convoi 16 du 7 août et Bernard, 15 ans, par le convoi 23 du 24 août. On n’ose imaginer l’angoisse et la solitude de ces deux adolescents, entassés dans des wagons à bestiaux, ignorant où ils allaient, s’ils allaient retrouver leurs parents. Ils ont été gazés dans une des maisonnettes de la forêt, leurs cendres dispersées. Du 19 juillet au 2 septembre, 20 convois déportent 21 947 personnes. La plupart sont assassinées dès leur arrivée à Auschwitz.
Leurrant la gendarmerie, Malka Reiman réussit à quitter Beaune-la-Rolande et trouve refuge avec ses filles dans la région de Vendôme. Elles sont cachées pendant trois ans, dans une vigilance constante.
À Paris, les mois s’écoulent, entre survie et angoisse quotidiennes. Fanny doit mettre à l’abri Michel et Madeleine, heureusement hébergés par Madame Rochereau, la fermière du Louroux-Béconnais. Dénoncés en juin 1943, Fanny et Jacques arrivent à Drancy. Fanny se rappelle de l’escalier 14, au quatrième étage, des châlits avec des paillasses pleines de vermine, des bottes luisantes du SS Brunner. N’ayant plus de famille, ils ne peuvent recevoir de colis. Une des internées essaie de tromper l’angoisse en racontant Autant en emporte le vent. Un nom revient, Pitchipoï.
La déportation a lieu le 23 juin 1943 par le convoi 55. La veille, le groupe est rassemblé dans une partie du camp, sur de la paille moisie. Vers 3h du matin, il faut descendre dans la cour intérieure. Après l’appel, le trajet en bus jusqu’à la gare de Bobigny, 1 018 personnes grimpent dans les wagons à bestiaux dont les portes sont hermétiquement fermées. Fanny raconte le début de l’horreur, avec ce voyage atroce, dans la chaleur, la puanteur, sans pouvoir s’asseoir. Parfois, elle tentait de respirer au niveau de l’ouverture grillagée.
Sur la rampe de Birkenau, les femmes sont séparées des hommes. Elle n’a jamais revu son frère. 518 personnes sont gazées à l’arrivée. 283 hommes et 217 femmes entrent dans le camp. Tondue, rasée, humiliée, tatouée, Fanny devient le 46 571, numéro à connaître en allemand, en polonais et à mémoriser rapidement pour éviter les coups qui pleuvent tous les jours. Elle découvre vite le destin des autres déportés, désormais au Himmelkommando, comme le disent les détenus en montrant la fumée.
Un dimanche de janvier 2000, Fanny raconte Birkenau : le froid en hiver, la boue au printemps, la chaleur en été, la faim et la soif qui tenaillent, les appels interminables, les fosses d’aisance avant la construction des latrines en béton. En plein hiver, par -15℃, avec les élèves, nous avançons dans la neige, dans l’atmosphère glacée de l’immensité du camp. À chaque pas, Arlette pense à son père, Charles à ses parents, à sa sœur Faigele, gazés en 1942.
Fanny veut absolument nous montrer « sa » baraque, dans le camp des femmes. Elle évoque la nourriture infecte qu’il fallait quand même manger pour tenir, la soupe (en apprenant à se placer au bon endroit de la file pour avoir quelques légumes et pas un liquide clair), le pain dont les kapos volaient toujours une partie, les rondelles de saucisson de cheval, l’ersatz de café. Le travail de nuit à l’usine est moins pénible que dans un kommando extérieur. Elle se rappelle la révolte du Sonderkommando le 7 octobre 1944, le courage des déportées employées dans une usine à l’extérieur du camp, qui avaient rapporté de la poudre explosive cachée dans les ourlets de leurs jupes. Cette poudre, transmise à des hommes des Sonderkommandos permit de détruire le crématoire IV. Les femmes ont été pendues, deux devant l’équipe de jour, deux devant l’équipe de nuit.
Devant l’avancée des troupes soviétiques, les Allemands font évacuer le camp, déclenchant la « Marche de la mort », qui décime des déportés très affaiblis, contraints d’avancer sous peine d’être abattus. Les femmes se soutiennent, marchent par quatre, deux au centre afin de se reposer, deux sur les côtés qui entraînent les autres, avant de permuter. Après avoir transité par Ravensbrück, Fanny est libérée au camp de Neustadtglewe en 1945. Elle est la seule survivante de sa famille : « Je n’avais plus personne. Nous venions d’un milieu extrêmement modeste mais il n’y avait plus rien. Notre appartement était occupé par une autre famille. Il avait été vidé, jusqu’à la dernière casserole. Il ne me reste aucun souvenir de famille. Je ne peux même pas vous donner une photographie de moi adolescente ».
Malka et ses filles ont survécu. Elles apprennent la mort d’Abraham à Auschwitz I, alors qu’il avait passé le cap de la sélection. Toutes doivent se reconstruire, par-delà la douleur et l’absence.
Quelques années plus tard, en parcourant les murs de la salle du Mémorial de la Shoah où sont les photos des enfants, je découvre une photo d’Eva et une de Bernard. Je peux enfin mettre un visage derrière leurs prénoms.