Isabelle Choko est décédée à Paris, des suites d’une cruelle maladie, le 21 juillet 2023. Elle avait été élue présidente de l’Union des Déportés d’Auschwitz au mois de mars 2022. Chacun se souvient d’une femme à la vitalité remarquable, brillante, élégante, curieuse d’autrui.

M. Baguet, le maire de Boulogne-Billancourt où elle résidait, lors de l’hommage rendu en son hôtel de ville le 18 septembre dernier, a cité un entretien qu’elle avait donné en avril 2015 dans le bulletin municipal BBI : « Dans la vie on a toujours le choix. D’aimer ou de haïr, sachant que la haine ne détruit que celui qui la ressent. Moi, j’ai choisi ».

Une enfance heureuse
Elle est née Izia Sztrauch d’un couple de pharmaciens le 18 septembre 1928 à Lodz dans l’ouest de la Pologne. Sa ville d’origine, alors la deuxième au plan démographique, est surnommée la Manchester de l’Est, créée de toute pièce au xie siècle par l’Empire russe, pour en faire un grand centre textile, au prolétariat souvent miséreux. En 1939, Lodz compte 550 000 habitants, dont une forte minorité juive.

Izia Sztrauch est la fille unique d’une famille de la classe moyenne qui vit au centre de Lodz et dont la mémoire est peuplée de spoliations intervenues lors de la Première Guerre mondiale, en Mazodie, dans le sud-est de l’actuelle Pologne. Le pays a constitué un champ de labour de la guerre.

Ses parents dirigent une pharmacie. Jenta, sa mère, et ses deux sœurs tiennent trois pharmacies dans le centre-ville. Elles ont pris leur nom de jeune fille pour réaliser un effet de réseau : elles sont les sœurs Galewska. Isabelle Choko voit ses parents faire des préparations médicinales et vendre des crèmes et des produits de beauté venus de Paris, la ville que sa mère lui recommande de connaître quand elle sera plus grande. La petite fille rêve de devenir chimiste. Elle a sous les yeux la vision, sans doute essentielle et rare à l’époque, de femmes qui travaillent et conduisent leurs affaires.

Sa famille a une conscience extrêmement nette de son appartenance à la communauté juive, mais sa pratique religieuse est faible. Ce sera une constante.

À la fin de sa vie, Isabelle Choko ne changera en rien sa conviction. Le soir, avant de dîner, elle allumera un chandelier dont les branches extérieures seront dédiées à ses parents et la branche centrale à Stanislas son fils, décédé au mois de décembre 2018, deux mois après son mari, Arthur, des deuils très douloureux.

Ses parents choisissent pour elle une petite école atypique qui applique la pédagogie la plus moderne, laïque et mixte : Notre École. Elle apprend de sept à onze ans le français et la danse. Le matin, le petit-déjeuner est pris en commun, pour aider discrètement les camarades dans le besoin. Izia Sztrauch s’y révèle excellente. Elle brille avec son amie Irka, l’une des six rescapés de sa classe, qu’elle retrouvera après-guerre. Irka, qui avec ses parents va rejoindre les États-Unis par la Lituanie, la Russie et le Japon, juste avant Pearl Harbour.

Les années noires
La guerre survient le 1er septembre 1939. À Lodz, comme ailleurs, les élites du pays sont détruites immédiatement ; et un ghetto est créé, dans le quartier le plus misérable, bouclé en avril 1940. Les trois sœurs et leurs enfants, avec la grand-mère, réussissent à s’installer au même endroit. Izia Sztrauch et ses parents coexistent dans 15 mètres carrés. Elle est inscrite de suite dans une école qui l’intéresse peu. Elle découvre l’hébreu, apprend des bribes de yiddish qu’elle n’a jamais pratiqué, lit beaucoup, surtout les grands auteurs.

Les femmes sont très nombreuses au ghetto. Les Allemands opèrent régulièrement des rafles que l’adolescente voit et craint. On se débarrasse des « inactifs ». On l’envoie travailler pour un salaire de misère. Elle tresse de la paille pour faire des chapeaux, puis elle tisse des rubans et rejoint un groupe de modistes. Sa grand-mère meurt en 1941, puis son père, cardiaque depuis longtemps, épuisé par le travail forcé et le chagrin, durant l’hiver 1942. Izia, grâce aux soins magnifiques prodigués par sa mère, arrive à résister à la diphtérie, à la jaunisse et à la typhoïde.

À la fin du mois d’août 1944, les Allemands évacuent le ghetto sous la poussée de l’armée soviétique. Dans le convoi qui les mènent au camp d’extermination d’Auschwitz II-Birkenau, rares sont les hommes, et Izia se souvient de marques de solidarité entre les mères. À l’arrivée, grâce à une indication d’un déporté chargé de réparer la voie d’accès à Birkenau, elle reçoit l’injonction : « va à gauche, à gauche c’est la vie ». Elle réussit à entraîner dans son mouvement sa mère, dont les cheveux ont dangereusement blanchi. Elles échappent au tatouage et sont prévues pour aller travailler dans le camp annexe de Valdeslust non loin de Bergen-Belsen.

Izia ne reste que peu de temps à Auschwitz II-Birkenau, suffisamment pour voir autour d’elle des morts vivants qui la terrifient, et pour découvrir l’existence des chambres à gaz et des crématoires. Elle se réfugie dans un monde à elle.

Valdeslust, près de Celle et de Belsen, est un camp de travaux forcés qui réunit des femmes venues de différents pays. Elle est affectée avec sa mère à l’entreprise de travaux publics Hochtief. Elle passe l’automne et l’hiver dans le froid intense et la faim, traverse dans ses marches avec ses compagnes, en robe rayée, des groupes de maisons où des familles haineuses semblent vivre normalement. Le travail est très harassant : porter et poser des rails, effectuer des travaux de terrassement. Vers la fin de janvier 1945, alors que le gel immobilise le chantier, elles sont transférées dans le mouroir de Bergen-Belsen. Izia Sztrauch contracte le typhus que sa mère soigne encore, admirable d’amour. Épuisée, elle est contaminée à son tour et meurt une nuit de février 1945 dans les bras de sa fille après lui avoir demandé dans un délire de préparer la kacha, une bouillie de gruau de sarrazin. Le souvenir de ce moment essentiel restera intact et Isabelle Choko déposera une plaque à la mémoire de cette mère si protectrice dans un endroit réservé près de l’un des tumuli des suppliciés de Bergen-Belsen. Elle s’y recueillera le 26 avril 2015, lors de son dernier pèlerinage sur place.

Le 15 avril 1945, le jour de la libération du camp par les troupes britanniques, Izia Sztrauch ne pèse que 25 kilos. Opérée par un médecin militaire, elle est aidée par une religieuse française de la Mission Vaticane, Sœur Suzanne Spender, à qui elle griffonne le nom d’un oncle paternel, Zygmunt Sztrauch, qui vit encore peut-être à Paris.

Elle est ensuite conduite en Suède dans un hôpital proche de Stockholm et poursuit sa convalescence dans le village de Lövstabruck qui accueille plusieurs rescapés, où elle retrouve sa cousine Hanka qui ira vivre en Belgique avant de s’en retourner en Pologne. Elle reçoit des nouvelles de la France, dont lui parlait tant ses parents, et se rend à Paris dans la famille de son oncle.

La revanche sur la mort et la Shoah
Bien vite, elle rencontre Arthur Choko et ils se marient, le 7 janvier 1946, elle est mineure. Trois enfants naissent de cette union indestructible : Marc-Henri en 1947, Nicolas en 1949, Stanislas en 1951. La revanche sur la mort, comme pour l’ensemble des rescapés des camps.

Isabelle Choko va également prendre soin de ses beaux- parents, maman Rosa et papa Jurek, un entrepreneur, également poète et auteur d’encres de chine réputées. Ainsi, elle les rejoindra en Israël où ils vivront quelques années, lorsqu’ils affronteront des problèmes de santé. C’est une seconde famille qu’elle se crée.

Autodidacte, sans expérience professionnelle, dans un monde largement dominé par les hommes, Isabelle Choko doit travailler. Elle expérimente le démarchage dans le domaine des assurances, une activité qu’elle abandonne vite pour Trigano camping. Elle se consacre à la gestion de l’entreprise familiale, en train de péricliter.

Par ailleurs, elle se passionne pour les échecs, découverts au ghetto de Lodz. Elle entre au cercle Caïssa de Paris, réputé, se prépare à la compétition, affine son sens de la stratégie. Elle devient en septembre 1956 championne de France puis obtient en 1957 le 1er prix du championnat du monde par équipes féminines. Elle considère que plutôt que de suivre une carrière aléatoire qui l’éloignerait de sa jeune famille, il lui faut songer à une vie professionnelle partagée avec Arthur son mari.

Une carrière brillante et diversifiée
Cette carrière débute pendant les Trente glorieuses par la création d’une société destinée à la fabrication d’articles de ménage, des ustensiles de cuisine au manche amovible, une société qui a connu un beau succès. Isabelle Choko crée aussi une ligne de vaisselle en mélanine pour enfants ornée de personnages d’émissions télévisées pour lesquels elle obtient des droits exclusifs. Une partie de ces objets est conservée au musée des Arts décoratifs.

Avec son mari, ensuite, après un passage auprès des Houillères du bassin du Nord, en reconversion, elle crée avec l’appui des Charbonnages de France une société de restauration destinée d’abord aux mineurs, spécialisée dans les produits frais et ils créent une usine à Carvin.

À la suite de quoi, le couple reprend un restaurant à deux pas du palais de l’Elysée, puis se voit confier le restaurant Le Totem, au Musée de l’Homme, où Isabelle organise régulièrement des événements culturels, des expositions de peinture et des dîners-concerts. Et le couple, par son travail et sa créativité, élargit à chaque succès sa compétence. Arthur devient, en fréquentant d’ailleurs l’université, un spécialiste des vins. Il fonde un guide qui porte son nom. Isabelle approfondit sa connaissance en art. Elle devient experte en peinture haïtienne, dont elle conserve chez elle de magnifiques pièces.

Arthur Choko
Arthur Choko est pour Isabelle l’homme de sa vie : 72 ans de mariage et un long compagnonnage professionnel.

Né en 1923, décédé en 2018, Arthur Choko est originaire de Lodz, comme son épouse. Fils unique, il passe sa jeune enfance à Katowice, le pays du charbon. Sa famille subit pendant la guerre un tribut terrible à Shoah. Son oncle Mietek est l’un des 21 survivants de Treblinka, suite à son évasion réussie du camp d’extermination de Treblinka III du 2 août 1943. Isabelle a contribué à la traduction de son livre Evadé de Treblinka.

La famille d’Arthur arrive en France en 1928 et connaît des années difficiles. Mais Joseph, le père de famille, créateur remarquable sur le plan technique, met au point des produits de grande diffusion, comme « le Furet », un brevet unique  de déboucheur d’évier, lavabo, etc., célébrissime et très rentable. Les Choko s’installent dans le quartier populaire de Saint-Maur-des-Fossés et Arthur est inscrit dans une école de commerce.

Survient le temps de la Catastrophe. Leur entreprise passe à un gérant français, ce qui est rendu obligatoire par l’Occupant. Les parents d’Arthur prennent un faux nom et s’installent jusqu’en 1945 à Domont, dans l’actuel Val d’Oise. Arthur, laissé seul pour des longues années a pris le nom d’une amie, ce qui sera essentiel. À partir de 1942, il tente de passer en zone libre et parvient à franchir la Loire aux environs de Nevers. Il est vite arrêté, puis envoyé, menotté, dans le camp de travail très dur d’Ussel, dans une usine fabriquant des pièces pour les avions allemands Junkers. Il tente de prendre contact avec un ami de son père à Lyon mais il est alors envoyé dans le camp disciplinaire d’Auchère, près d’Égletons. Il rencontre dans sa cellule deux déserteurs allemands. Le camp, qui comprend des apatrides, compte nombre d’anciens soldats espagnols républicains qui l’aident à s’enfuir durant la soirée de Noël 1942 ; et il rejoint Lyon en se mêlant à des permissionnaires sans être contrôlé. Il reste chez son contact jusqu’en mars 1943 et travaille sous le nom de son amie puis, par nécessité absolue, rejoint le Chantier de Jeunesse n°7 en Savoie. Il n’est pas dénoncé lors de la visite médicale. Fin 1943, doté d’une carte de militaire, il devient un « territorial » affecté à des travaux de déblaiement des ruines de bombardements à Amiens et sur la côte.

Isabelle Choko a réussi à faire, juste avant le décès de son mari en 2018, que l’administration reconnaisse sa détention dans un camp disciplinaire et son évasion de celui-ci. Ce fut un combat intime, essentiel à ses yeux, de simple justice.

L’engagement pour la mémoire de la Shoah
Comme beaucoup de déportés à l’aube de leur retraite, disposant de plus de temps, inquiets aussi de la montée du révisionnisme, Isabelle Choko, qui ne s’est que peu livrée en famille, s’engage pour le développement de la mémoire de la Shoah.

Elle prend une part active au sein du comité constitué à la fin de 1992 pour l’érection du monument du Père Lachaise, auprès de Bernard d’Astorg, d’Albert Bigielman, de Madeleine Montserrat et de quelques autres de ses camarades. Le monument est inauguré le 23 mars 1994 sous la présidence de Simone Veil.

Elle participe dès 1995 à des pèlerinages à Bergen-Belsen, et milite au bureau de son association avec des déportés venus de camps très nombreux, à l’histoire particulière, celle de la Shoah ou celle de la Résistance. Elle intervient chaque année de manière remarquable aux assemblées générales et à la commémoration de la libération du camp, au mois d’avril.

Elle est membre active du Cercle d’études pour la mémoire de la Shoah et de la déportation.

Elle co-préside également, avec Jacques Celiset, l’Afma, Association Fonds Mémoire Auschwitz, qui soutient de nombreuses actions pédagogiques, et en devient présidente d’honneur. Épuisée, elle ne peut, le 18 juillet 2023, participer aux cérémonies d’inauguration du mémorial de la gare de Bobigny, cette gare désaffectée qui est choisie en juin 1943 par le SS Alois Brunner pour remplacer celle du Bourget devenue plus vulnérable. Vingt-et-un convois y seront formés jusqu’à la Libération et 22 500 hommes, femmes et enfants y fouleront pour la dernière fois le sol de la France pour être assassinés. Dans ce projet qui a tant tenu à cœur à Isabelle Choko, l’Afma a financé l’ensemble des stèles commémoratives des convois partis de France.

Au sein de l’Union des Déportés d’Auschwitz, avec Ady Fuchs, elle anime au début des années 2000 la commission Témoins-Témoignages, et poursuit son activité sous la houlette de Victor Perahia quand son camarade prend la présidence de cette commission. Elle contribue par ses témoignages à diffuser la connaissance de la Shoah, le combat contre son oubli et sa négation, et l’éducation à la dignité.

Christine Guimonnet rend compte d’un témoignage pour lequel elle a accompagné des élèves de sa classe en 2013 au Mémorial de la Shoah :

« Elle commence... j’entends sa voix posée et douce, tranquille mais assurée, juste un peu ralentie par les années qui ont passé. Elle livre un récit tragique, où la volonté de vivre est présente en permanence. Avertir, donner du sens aux faits. »

Isabelle Choko lui indique : « Je ne témoigne pratiquement jamais de la même manière. J’adapte mon témoignage à l’âge et à la qualité de l’auditoire. Également à mes émotions du moment. Parfois aussi à l’actualité. Mais je ne suis pas là pour qu’ils aient pitié de moi, ni pour qu’ils pleurent. Je n’ai pas besoin de compassion sur mon sort de juive persécutée. Il faut leur faire prendre conscience de ce qu’est pour nous la mémoire, au nom de ceux qui ont disparu, qui sont morts en emportant l’idée que tout ce que nous avions vécu ne se reproduirait pas, puisque ceux qui allaient survivre pourraient parler, raconter. Mais notre punition de survivants est aussi celle-là : voir que la leçon n’a pas été tirée. Je souhaite avant tout qu’ils tirent la leçon de mon témoignage et qu’ils aient plus de courage pour affronter leurs propres difficultés, voire apprécient davantage le fait d’être libres et de pouvoir construire leur vie. »

Citons enfin un extrait du courrier sur ses élèves d’un professeur de lettres, écrit à la suite d’une autre intervention d’Isabelle dans une classe de collège, en 2009, et publié par le Cercle d’études de la déportation et la Shoah dans le Petit Cahier n° 13, en 2011 : « Mettre des mots sur ce qu’ils ont éprouvé en vous écoutant, sur des émotions, des sentiments, reste encore, pour eux, difficile. Je peux vous dire que l’adjectif qui revenait le plus souvent était « beau » C’est sans doute paradoxal mais très juste. C’est beau parce que, au-delà de l’horreur, vous avez su faire passer l’espoir, l’amour de la vie qui se confond avec le combat essentiel et quotidien pour la justice ».

À l’occasion de son décès, Isabelle Choko a été saluée par le Président de la République, la secrétaire d’État auprès du ministre des Armées, chargée des Anciens combattants et de la Mémoire, et par les associations de mémoire telles que la Fondation pour la Mémoire de la Shoah, le Conseil Représentatif des Institutions Juives de France, l’Association Fonds Mémoire Auschwitz, l’Amicale des Anciens Déportés de Bergen-Belsen, et bien d’autres associations et personnalités telles que la Fédération Française des Échecs.