Des femmes dans le bureau de l’enfer

Éditions FFDJF, 2020, (CR, Isabelle Ernot)

Raya (Raissa) Kagan, née Rapoport, a été déportée de France par le convoi n°3, le 22 juin 1942, le premier qui emmenait des  femmes,  66  sur  999  personnes.  En  mai  1945,  elles étaient 6 survivantes dont Claudette Bloch (Kennedy) qui fut très  proche  de  l’Amicale  d’Auschwitz,  amie  personnelle  de sa présidente Marie-Élisa Cohen (1950-1992). Dès la fin de la guerre, Raya Kagan est partie vers la Palestine juive où en 1947 elle a publié son témoignage en hébreu aux Éditions Sifriat  Hapoalin  (la  bibliothèque  des  travailleurs).  Celui-ci vient d’être traduit en français (Fabienne Bergmann) et édité par  l’entremise  de  Serge  Klarsfeld  (Éditions  FFDJF,  2020) qui avait repéré l’ouvrage dans les années 1970.

Née  en  Ukraine  en  1910,  venue  en  France  en  1937  pour  y préparer un doctorat en histoire, Raya est arrêtée le 27 avril 1942,  considérée  à  tort  comme  membre  d’un  réseau  de résistance communiste. Après un passage par le dépôt de la préfecture de police, elle connaît durant plusieurs semaines le camp des Tournelles (Paris 20e) puis elle est déportée à Auschwitz-Birkenau,  le  22  juin  1942.  Son  convoi  ne  subit pas  de  sélection  à  l’arrivée  –  celles-ci  sont  instaurées  le mois suivant, durant juillet 1942. Quelque temps après son arrivée, elle est immatriculée et tatouée (matricule 7984).

Femme diplômée, parlant plusieurs langues, elle est repérée par les autorités et devient une « prisonnière de fonction »  au service de l’administration du camp, le Standesamt, situé à Auschwitz I. Elle est logée dans un bâtiment imposant,   qui relevait antérieurement de l’administration polonaise, renommé le Stabsgebäude, situé à environ deux cents mètres du camp souche.

Le témoignage de Raya Kagan, rédigé dans un langage clair quant à la réalité du camp, et valorisé par cette traduction, est exceptionnel à plus d’un titre. Arrivée en juin 1942, elle évoque  la  première  période  du  génocide  des  Juifs  à  Auschwitz-Birkenau  (les  arrivées  massives  avaient  commencé en mars, trois mois auparavant) ; également parce qu’elle a traversé l’ensemble de la période génocidaire, jusqu’à l’évacuation de janvier 1945, restant au camp deux ans et demi. Exceptionnel  encore,  parce  que  ce  témoignage  est  rédigé rapidement  après  la  fin  de  la  guerre,  de  sorte  que  l’on  a quelque  fois  l’impression  de  lire  un  journal.  Grâce  à  Raya Kagan,  on  accède  à  des  moments  que  l’on  connait  surtout par  les  sources  administratives  allemandes,  moins  par  les témoins. Ainsi, le secteur des femmes dans le camp d’Auschwitz, qui a existé entre mars et août 1942, avant le transfert des femmes vers Birkenau. Surtout, elle donne à voir le fonctionnement de l’administration du centre d’assassinat, depuis le Standesamt où elle est affectée, bureau qui gérait les admissions des femmes et des hommes orientés vers le camp pour le travail forcé, en sursis, ainsi que leurs décès – tandis que, de la majorité des déportés, de toutes celles et tous ceux assassinés par le gaz dès l’arrivée, aucune trace n’était officiellement gardée. Dès le début, au printemps 1940, les actes de décès ont concerné tous les prisonniers entrés au camp, juifs et non juifs ; en revanche, ils n’ont plus été établis pour les Juifs à partir de mars 1943 – époque de l’entrée en fonction des grandes chambres à gaz-crématoire. Le témoignage de Raya Kagan rejoint ici l’histoire des archives du camp, lorsqu’elle précise ce changement dans son travail (p.168). Si les SS ont entrepris de détruire les archives au moment  de « l’évacuation », des milliers d’actes de décès ont subsisté, conservés par le Musée d’État d’Auschwitz.

Durant  deux  ans  et  demi,  Raya  connaît  essentiellement  le camp d’Auschwitz et ses espaces proches, ne restant qu’une semaine à Birkenau, à l’été 1942. Son témoignage qui suit la  chronologie  cite  de  très  nombreux  personnages,  parmi les  prisonnières  et  prisonniers  mais  aussi  des  membres éminents  de  la  hiérarchie  SS,  côtoyés  au  quotidien.  Parmi les  figures  qui  ont  survécu,  il  faut  citer  Claudette  Bloch, ou encore des femmes du convoi dit des « 31 000 », du 24 janvier  1943.  Raya  fait  partie  d’un  groupe  très  particulier de  femmes,  privilégiées  à  plus  d’un  titre  mais  néanmoins menacées de mort, qui évoluent en marge des souffrances, dans un lieu stratégique où bat le pouls de l’activité principale,  la  mise  à  mort.  Son  groupe  était  proche  de  celui  des femmes scientifiques qui furent envoyées à Rajko après être passées également par le Stabsgebäude.

Raya Kagan a été témoin au procès Eichmann le 8 juin 1961. En Israël, elle a mené une carrière au sein du ministère des affaires étrangères. Elle est décédée en 1997.

 

Isabelle Ernot, Après-Auschwitz, n°355-356, Juillet – Septembre / Octobre – Décembre 2020