Filmer les procès. Un en jeu social. De Nuremberg au génocide des Tutsi au Rwanda»

Bruno Ricard, le Directeur des Archives Nationales s’en explique dans le livret de l’exposition, mettant en avant la mission de service public de son institution :
« Avec cette exposition, le public est invité à une immersion inédite au cœur de procédures marquantes, liées à l’histoire internationale depuis la Seconde Guerre mondiale. Il est également invité à réfléchir à ce que juger veut dire dans une société de droit. Offrir un regard sur ces sources remarquables, c’est une façon nouvelle pour nous d’honorer le droit d’accès des citoyens à leurs archives. N’est-ce pas précisément le rôle de notre institution ? »
Pour comprendre l’enjeu de cette exposition, qui nous donne l’occasion de nous replonger dans l’histoire du filmage des procès, revenons un peu plus de 70 ans en arrière, en Allemagne en 1946.
Le procès de Nuremberg est le premier procès filmé, il ouvre une « ère de l’image ». Car tous les procès pour crimes de masse qui suivront feront l’objet d’une captation, à l’exception du procès de Francfort (1963-1965). Ainsi, les procès devant les futures juridictions internationales (Tribunal International pour l’ex-Yougoslavie et Tribunal International pour le Rwanda mais aussi la Cour Pénale internationale) sont entièrement filmés, chaque protagoniste disposant d’un écran personnel diffusant les images tournées par les caméras présentes dans le prétoire.
En France, en 1954, il est décidé que les caméras ne peuvent plus pénétrer dans les prétoires. Avant cette date, la liberté de la presse était totale en matière de médiatisation des procès et les journalistes avaient toute latitude pour filmer, photographier, enregistrer. Mais certains procès sont marqués par de nombreuses dérives et les magistrats se montrent exaspérés par ce qu’ils estiment être un manque de tenue des audiences, perturbées par les flashes des appareils photos et les exigences de certains reporters en matière d’aménagement d’audiences. Le procès Dominici1 marque le paroxysme d’une immixtion des médias dans le fonctionnement de la justice. Il va provoquer une proposition de loi « tendant à interdire la radiodiffusion, la télévision et la photographie des débats judiciaires »
C’est, en effet, le 2 mars 1954, que cette proposition de loi est présentée à l’Assemblée nationale puis par le Conseil de la République quatre mois plus tard. Elle est adoptée en dernière lecture le 6 décembre 1954 (loi n° 54-1218). Son article principal est rédigé ainsi :
« Pendant le cours des débats et à l’intérieur des salles d’audience des tribunaux administratifs ou judiciaires, l’emploi de tout appareil d’enregistrement sonore, caméra de télévision ou de cinéma est interdit. Sauf autorisation donnée, à titre exceptionnel par le garde des Sceaux, ministre de la Justice, la même interdiction est applicable à l’emploi des appareils photographiques.2 »
La loi pose un principe d’interdiction de filmage des « procès » sauf autorisation exceptionnelle par le Garde des Sceaux.
Au printemps 1985, Robert Badinter, alors ministre de la Justice, émet le souhait de recueillir des archives historiques des procès les plus importants, et, dans la perspective de la tenue du procès Barbie, présente devant l’Assemblée nationale un projet de loi relatif à l’enregistrement audiovisuel ou sonore des audiences des juridictions.
Il s’explique sur cette demande :
« Il serait impardonnable, à une époque marquée par le développement de l’image et du son, de priver la justice de toute mémoire vivante. […] Le développement des techniques permet maintenant d’envisager l’enregistrement audiovisuel des audiences. Peut-on admettre, dès lors, que l’histoire de nos grands procès demeure muette et aveugle ? »
Il souhaite donc une loi permettant le filmage des procès « présentant un intérêt pour la constitution d’archives historiques de la Justice ». Cette loi est adoptée le 15 juillet 1985. Désormais, pourront être enregistrés les procès revêtant « une dimension événementielle, politique ou sociologique tels qu’ils méritent d’être conservés pour l’histoire ».
La loi de 1985 encadre strictement le filmage des procès. Les images ne peuvent être communiquées au public qu’après un délai de 50 ans, délai qui peut être raccourci par dérogations accordées par le Tribunal Judiciaire. En outre, les conditions techniques selon lesquelles les caméras peuvent procéder à l’enregistrement des images du procès, sont également définies pour éviter un effet « spectacle ». Les réalisateurs chargés de capter les images de la justice doivent respecter un cahier des charges qui peut changer d’un procès à l’autre.
Historienne spécialiste de l’image Sylvie Lindeperg a souligné que « l’enregistrement filmé relève avant tout d’un enjeu archivistique visant à conserver les traces des procès pour les futurs chercheurs qui les consulteront avec le recul critique, loin des passions de l’actualité3. »
Pour le premier procès filmé dans le cadre de la loi de 1985, le procès Barbie, (qui sera en réalité le second procès filmé intégralement dans l’histoire judiciaire après le procès Eichmann), quatre caméras sont installées dans le prétoire. Les caméras sont fixes, les travellings et les gros plans sur le public interdits. Chaque soir, les enregistrements sont remis au Président du Tribunal qui les fait mettre sous scellés.
Les mêmes contraintes de filmage seront appliquées pour les procès Touvier (1994) et Papon (1997-98) et ceux qui suivront : ni travelling, ni zoom, ni filmage du public. Les prises de vue devront être aussi neutres que possible : ceux qui filment ne doivent pas apporter leur empreinte aux images.
Pour le procès des attentats du 13 novembre 2015, procès toujours en cours, ce sont huit caméras qui ont été installées dans le prétoire. Le filmage est encadré par un cahier des charges strict prévoyant les plans qui sont autorisés, et notamment l’obligation de ne filmer que celui qui s’exprime, et l’interdiction de montrer le public et ses réactions.
Depuis 2019, lorsque le Ministère Public demande à ce que les procès pour crimes contre l’humanité ou pour terrorisme soient enregistrés, cette demande est de droit, les avocats de la défense ne pouvant s’y opposer. Relevons que le procès du frère de Mohamed Merah, Abdelkader Merah, jugé pour complicité d’assassinats terroristes n’a pas été filmé, la justice ayant rejeté la demande déposée par la famille d’une des victimes, qui faisait valoir sa portée historique.
Depuis l’adoption de la loi de 1985, 2600 heures d’enregistrements d’archives audiovisuelles historiques (soit quatorze procès), réalisés entre 1987 et 2020, ont été versées aux Archives nationales.
Il s’agit des procès suivants :
procès Klaus Barbie(1987), 185h, Cour d’assises du Rhône à Lyon ;
procès dit «du sang contaminé» des docteurs Garretta, Allain, Netter et Roux(1992), 134h55, Tribunal de grande instance de Paris ;
procès en appel dit «du sang contaminé» des docteurs Garreta, Allain, Netter et Roux(1993), 119h17, Cour d’appel de Paris ;
procès Paul Touvier (1994), 108h, Cour d’assises des Yvelines ;
procès Maurice Papon (1997-1998), 380h, Cour d’assises de la Gironde ;
procès Badinter-Faurisson (2007), 26h30, Tribunal de grande instance de Paris ;
procès dit «AZF» de Serge Biechlin et de la S.A. Grande Paroisse (2009), 400h, tribunal correctionnel de Toulouse ;
procès de la dictature chilienne (2010), 47h37, de 14 chiliens (2010), Cour d’assises de Paris ;
procès Pascal Simbikangwa dit Senyamuhara Safari (2014), 185h30, Cour d’assises de Paris ;
procès Octavien Ngenzi et Tito Barahira (2016), 250h, Cour d’assises de Paris ;
procès en appel de Pascal Simbikwanga (2016), 167h27, Cour d’assises de Seine-Saint-Denis ;
procès en appel dit «AZF»(2017), 293h, Cour d’appel de Paris ;
procès en appel Octavien Ngenzi et Tito Barahira(2018), 251h22 Cour d’appel de Paris.
A venir : procès des attentats terroristes de Charlie Hebdo,Montrouge et HyperCasher(2020), Cour d’assises de Paris
Les images du procès des attentats du 13 novembre 2015 viendront bientôt enrichir ces archives. Si les images d’archives sont librement consultables dans les salles de lecture aux Archives Nationales, elles ne peuvent cependant faire l’objet d’une diffusion sans l’autorisation des magistrats.
Les procès de Barbie, Touvier et Papon ont été montrés à la télévision quelques années seulement après leur déroulement, après que le Tribunal de Grande Instance ait autorisé cette diffusion. Ce ne sont toutefois pas l’intégralité des images qui ont été montrées : un comité d’historiens a examiné les bandes enregistrées et procédé à une sélection : 70 heures sur 185 pour Barbie, 80 heures sur 460 pour Papon.
L’exposition intitulée « Filmer les procès », qui a débuté aux Archives Nationales de Pierrefitte et de Paris le 15 octobre 2020 avait été interrompue en raison de la crise sanitaire. Elle avait repris pour se terminer en décembre 2021. Elle a donc coïncidé en partie avec le début du procès des attentats du 13 novembre 2015, lequel a suscité un intérêt immense de la presse française. Podcasts, webinaires, articles, émissions, le procès, rebaptisé « le procès du siècle » par son ampleur et ses enjeux, a donné à l’exposition une dimension d’actualité et à ce procès une dimension d’emblée historique.
Grâce à cette exposition et pour la première fois, le public a pu ainsi avoir accès à des extraits de huit procès majeurs : trois relatifs à des acteurs de la Seconde Guerre mondiale (procès de Barbie, Touvier, Papon) ; un en lien avec la dictature chilienne ; quatre en lien avec le génocide des Tutsi au Rwanda. S’y ajoutaient des images, plus connues, des procès de Nuremberg et d’Eichmann.
L’exposition a été conçue pour être itinérante : elle se déplacera prochainement en Allemagne, à Lyon, Bordeaux puis au Rwanda, au Chili et en Argentine. Car même si ces procès ont eu lieu en France, ils s’inscrivent dans une histoire à vocation universelle et doivent, pour cela, être diffusés largement.