France Bloch-Sérazin, Une femme en résistance (1913-1943)

Une femme, une famille, un engagement
Sur la photographie de couverture, France Bloch-Sérazin offre un sourire juvénile magnifique, rayonnant de bonheur. Insérée dans la biographie sous-titrée Une femme en résistance (1913-1943), une autre photographie dit une autre histoire: celle d’une femme âgée d’une trentaine d’années, visage fermé, de face et de profil. Il s’agit du cliché anthropométrique de la Préfecture de Police après son arrestation intervenue le 16 mai 1942 à Paris. Jugée en septembre avec des membres de son réseau, condamnée à mort, France Bloch-Sérazin est guillotinée neuf mois plus tard, le 12 février 1943, en Allemagne, dans la prison de Hambourg.
Par ce travail biographique, Alain Quella-Villéger fait apparaître la stature de la grande résistante que fut France Bloch-Sérazin.1 La diversité des sources sollicitées – correspondances, rapports et interrogatoires de police, hommages posthumes, témoignages de résistant.es – permet de saisir à la fois les ressorts d’un engagement total et d’approcher le processus de la construction mémorielle mais aussi ses atermoiements.2 Au-delà de la biographie, l’histoire de France Bloch- Sérazin pose, dans le cadre de l’histoire des femmes et du genre, la question de la difficile et faible reconnaissance par la nation des femmes résistantes à partir de la période de l’après-guerre3 – et on note évidemment l’engagement des Éditions « des Femmes — Antoinette Fouque » qui porte l’ouvrage.
Les fils conducteurs tissent ensemble perspectives familiale – entre Paris et le Poitou- et politique. Fille du journaliste et écrivain Jean-Richard Bloch et de Marguerite Herzog – sœur de l’écrivain André Maurois – France grandit au sein d’une famille engagée, proche du communisme.4 Marie-Élisa Nordmann-Cohen, son amie, rescapée d’Auschwitz, qui sera présidente de l’Amicale d’Auschwitz (1950-1991) rappelle ainsi sa mémoire en 1968 : « […] elle avait été élevée dans un milieu de grande culture où l’on s’intéressait à toutes les formes de la vie intellectuelle et politique. Elle avait formé ainsi sa personnalité si riche, faite de passion pour les arts et la lecture, faite aussi de l’amour des hommes et de son pays. »5 Alors que dans le cadre de ses études supérieures, France se spécialise en chimie, parallèlement, en 1937, elle adhère au Parti communiste. C’est au sein de la section du 14e arrondissement qu’elle rencontre son mari, Frédéric Sarazin dit « Frédo », ouvrier et syndicaliste. Engagés tous deux dans la Résistance, ils sont broyés par le nazisme et la Collaboration.
Frédéric Sarazin connaîtra bien peu son petit garçon Roland, qui naît en janvier 1940. Après avoir été mobilisé entre septembre et décembre 1939, il subit, à partir de mars 1940, « au camp de la ferme Saint-Benoît » en Seine et Oise, « un internement administratif dans une unité destinée à encadrer communistes et syndicalistes, autrement dit, les « agitateurs » ».6 Il ne sortira plus des griffes des oppresseurs : transféré à Utelle (Alpes maritimes) puis Sisteron (Basses- Alpes), il s’en échappe en mars 1941 ; repris le mois suivant, il subit 4 mois de prison à La Santé et Fresnes ; d’août 1941 à mai 1942, il est au camp de Choisel à Châteaubriant – à l’époque des Fusillés. Peu après son transfert au camp de Voves (Eure et Loire), alors que son épouse France prépare son évasion, cette dernière est elle-même arrêtée. Si « Frédo » est mis au courant de la condamnation à mort de sa femme, il n’a jamais su quel fut son sort. Lorsqu’en octobre 1943, il parvient à nouveau à s’échapper, il ignore que France est morte depuis près de huit mois. De nouveau arrêté le 15 juin 1944 à Saint-Etienne, il est torturé et assassiné par la Gestapo.
Durant plus de trois ans en URSS où ils se sont réfugiés, entre avril 1941 et décembre 1944, les parents de France n’ont quasiment pas de nouvelles des leurs. Ils n’auront la certitude du décès de leur fille qu’en juillet 1945. Les autorités précisent tout d’abord qu’elle a été fusillée, la réalité de la décapitation n’étant établie que postérieurement. Et c’est à l’été 1945 également qu’ils apprennent l’assassinat de la mère de Jean-Richard Bloch, 86 ans, déportée à Auschwitz par le convoi 75 du 30 mai 1944. La famille paie un lourd tribut à la guerre. Et il faut encore ajouter l’assassinat de leur neveu, Jean-Louis Wolkowitsch, fusillé au Mont-Valérien le 11 août 1942 avec une centaine d’otages.
Résistance féminine: un engagement total
La singularité du parcours résistant de France se révèle lorsqu’on le compare à celui de son mari7 ainsi qu’à celui d’autres résistantes, notamment celles arrêtées à la même époque. Ainsi, son histoire diffère-t-elle de celle de sa très proche amie Marie-Élisa Cohen arrêtée le même jour et déportée à Auschwitz-Birkenau parmi les 230 femmes – résistantes pour la plupart – par le convoi du 24 janvier 1943. Et France n’a pas non plus été déportée à Ravensbrück, comme la plupart des résistantes françaises dont fait partie la jeune résistante Marie-Jo Wilborts (Chombart de Lauwe) qui croise France en ce printemps 1942 dans les prisons de la Santé et de Fresnes8.
Le cas de France relève d’une autre catégorie et c’est ce qui explique la violence du traitement qui lui a été infligé, jusqu’à la condamnation à la peine capitale. Marie-Jo Chombart de Lauwe a rapporté la violence des interrogatoires qu’elle a subis à la Préfecture de Police et elle précise qu’à La Santé, « on lui laissa les menottes pendant une semaine, ce qui était rare pour une femme. Son cas devait être considéré comme excessivement grave ».9 « Je sais qu’ils me fusilleront », dit-elle à son amie Marie-Élisa, quelques semaines auparavant, lorsqu’elles sont au dépôt de la préfecture10.
France n’appartient pas seulement à la première résistance mais aussi à la résistance armée. Pierre Villon – député communiste, époux de Marie-Claude Vaillant-Couturier – atteste en 1956 de son engagement dès l’été 1940 et de sa participation à partir de janvier 1941 à l’OS (Organisation spéciale qui devient FTPS, Francs-tireurs partisans).11 Militante dans le 14e arrondissement, c’est naturellement qu’elle est entrée dans le réseau dirigé par l’élu communiste, Raymond Losserrand. Même si elle n’a pas pris les armes, sa qualification de chimiste l’a fait participer à la Résistance armée : en 2008, une plaque est apposée dans le 19e arrondissement, avenue Debidour qui rappelle son rôle dans la fabrication d’explosifs. Un jour de février 1942, Paul Tillard qui la connaissait d’avant-guerre rencontre celle qui se fait appelée « Claudia » : « […] je compris ce jour-là, que les bombes qui éclataient dans Paris, c’était France, « Claudia » qui les fabriquait ».12$
Reconnaissance et mémoire
« Le chemin qui mène à la mémoire glorieuse de Frédo Sérazin et de France Bloch-Sérazin n’est pas si facile » note Alain Quella-Villéger.13 L’approche historique du parcours résistant de France Bloch-Sérazin ouvre sur celle de sa reconnaissance par la nation. Le cheminement mémoriel qui fut lent semble aussi inachevé. En octobre 1946, les deux jeunes époux sont reconnus « mort pour la France » ; en novembre, un hommage leur est rendu par parents, camarades et représentants du Parti communiste dans le 14e arrondissement, que rappellent encore aujourd’hui deux plaques commémoratives. Mais dans les années suivantes, le processus de reconnaissance nécessite l’implication de la famille, particulièrement de sa mère, a été déterminante14. Il s’étend quasiment jusqu’à la fin des années 1950 et fut « plus compliqué » pour France. Si certaines raisons s’ancrent dans la période de la guerre, d’autres, dans l’après-guerre, tiennent aux mentalités qui dominent au sein de la société face à une action féminine qui peut être jugée « hors norme » et assimilée à la sphère masculine. Les questions posées juste après la guerre font bien transparaître immédiatement un doute sur la capacité individuelle féminine : France avait-elle bien été condamnée pour ses activités, ou plutôt en tant que juive, ou encore en tant que fille de Jean-Richard Bloch ? Une équivoque malheureuse pèse ainsi sur sa condamnation.
Les contemporains qui auraient pu attester de son action et soutenir sa mémoire se trouvent eux-mêmes éliminés : en mai 1942, une bonne partie du réseau résistant est arrêté en même temps qu’elle et en septembre, la plupart des hommes sont condamnés à mort. Pourtant, le fait même d’être parmi les condamnés à mort atteste d’une action résistante de premier plan. Le procès souligne aussi sa singularité R puisqu’elle est la seule femme jugée avec 22 hommes : 5 d’entre eux sont condamnés à des peines de prison ; elle fait partie des 18 condamnés à mort avec le chef du réseau, Raymond Losserrand. Les hommes sont fusillés dès le 21 octobre à Issy-les-Moulineaux ; France quant à elle est transférée en Allemagne, les nazis ayant décidé de ne pas exécuter les femmes en France occupée.15 Séparée, emmenée sur le territoire de l’ennemi, son parcours dut être reconstitué – le classement en « NN », « Nacht und Nebel », devant empêcher la constitution d’informations, hommes et femmes concernés devant disparaître sans laisser de trace.
En 1956, l’administration lui reconnaît le statut de « déporté résistant ». La période prise en compte, courte -entre le 27 novembre 1942 et le 12 février 1943- correspond à la date de son transfert en Allemagne jusqu’à celle de son exécution. Au Struthof où ses cendres sont rapatriées, sa pierre tombale indique une déportation au camp de Neuengamme – sans doute parce que ce dernier se situe dans la région de Hambourg.
Exceptiônnalité et égalité
Durant les dernières décennies, la mémoire de France s’est néanmoins forgée. Particulièrement dans le cadre régional -celui du Poitou-, en Allemagne également ainsi qu’au moment d’anniversaires commémoratifs à partir de la fin des années 1960. Cette biographie peut être considérée comme une nouvelle pierre.
L’auteur considère que dans l’immédiat après-guerre, le Parti communiste a peu œuvré pour la mémoire de ses militants.16 France, dont le parcours est exceptionnel, n’avait aucune chance non plus d’être admise dans l’Ordre des Compagnons de la libération porté par le général De Gaulle dont les rangs sont clos dès 1946. C’est aussi en tant que femme qu’elle avait peu de chance d’y accéder, ce dernier ne reconnaissant «Compagnon»17 que 6 femmes pour 1034 hommes.18 « Presque les trois-quarts des Compagnons de la Libération sont issus des rangs de la France libre et un quart des rangs de la Résistance intérieure ».19 750 sont militaires, un peu moins de 300 sont civils. La comparaison des profils des six femmes, civiles, avec celui de France incite à penser que cette dernière y aurait eu toute sa place.
Les portes de la reconnaissance nationale devraient s’ouvrir légitimement devant France, un noble geste qui pourrait marquer la très prochaine Commémoration du 75e anniversaire de la fin de la Seconde Guerre.
Isabelle Ernot, Après Auschwitz, n°351-352, Octobre – Décembre 2019