Génia Oboeuf, Documentaire

Texte publié avec l’aimable autorisation de l’association Mémoire vive qui l’a récemment présenté dans son bulletin.

Après une carrière à France culture, Anice Clément a décidé de se confronter à la réalisation de films documentaires. Depuis plusieurs années, elle en réalise sur la déportation. Dans un premier temps sur la déportation de répression et maintenant sur la déportation de persécution. C’est cette démarche qui l’a conduite à s’intéresser à Génia Oboeuf, née Goldgicht, matricule 42576 à Auschwitz-Birkenau. L’histoire de Génia est très particulière. Sélectionnée pour subir les expériences médicales pratiquées par les SS, c’est pendant sa déportation qu’elle fera l’improbable rencontre de son futur mari, Aimé Oboeuf (matricule 45934).

Le film d’Anice Clément est un film riche. Il doit bien sûr beaucoup à la personnalité, à la qualité et à la précision du témoignage de Génia mais il va au-delà par l’éclairage qu’il apporte sur les expériences médicales menées par les nazis. Il les replace, grâce à de nombreux documents et à l’apport d’historiens dans un projet global au cœur de l’idéologie nazie. Anice Clément a réussi à articuler l’Histoire et celle de la rencontre entre Génia et Aimé sans tomber dans l’anecdote. Au contraire, la manière dont le film présente cette rencontre a une véritable valeur documentaire sur la grande difficulté du retour et sur la force qu’il a fallu aux rescapés pour recommencer à vivre.

J’entendis parler de Génia Oboeuf pour la première fois, au cours d’une conférence de Maryvonne Braunschweig sur Adélaïde Hautval. Cette femme remarquable, « l’amie des juifs », internée volontairement avec des familles juives dans les camps d’internement français, fut déportée à Birkenau avec le convoi des « 31 000 » de janvier 1943 et ensuite à Ravensbrück. Adelaïde travailla comme médecin pendant quelques temps au Block 10 où elle risqua sa vie en refusant de travailler avec les médecins nazis.

Génia est aujourd’hui le seul témoin qui puisse nous parler d’Adélaïde disparue en 1988, elle est aussi la dernière survivante à pouvoir témoigner sur ce qui s’est passé au Block 10.

Le destin de Génia, qui nous entraîne à la fois au cœur des expérimentations médicales nazies, et dans une émouvante histoire d’amour, puisque c’est à Auschwitz qu’elle rencontra son futur mari Aimé Oboeuf, est tellement stupéfiant que très vite je voulus la rencontrer et travailler avec elle.

Génia Goldgicht naît dans une famille juive à Varsovie, en 1923. Sa  famille  émigre  en  Belgique  vers  1928.  Une  famille  juive non pratiquante, mais très engagée au sein du parti communiste. Son père, responsable du Secours

Rouge International, accueille des réfugiés politiques d’Europe centrale, juifs ou non, communistes, socialistes ainsi que des Républicains espagnols. Il est arrêté et envoyé en prison en Allemagne. Génia connaîtra alors la clandestinité et les faux papiers. Sa mère et elle seront arrêtées à leur tour, elles partiront de Malines en Belgique, le 19 avril 1943, par le vingtième convoi. Ce convoi a une histoire particulière puisqu’il fut arrêté par des partisans belges : ce qui permit à 113 personnes de s’échapper. Mais Génia et sa mère Marjem poursuivront le voyage jusqu’à Birkenau. Marjem ne reviendra pas. En janvier 1945, l’évacuation d’Auschwitz entraînera Génia dans les marches de la mort.

Aujourd’hui, il reste chez Génia une grande force de caractère, et tous ceux qui la rencontrent sont impressionnés par la manière dont elle rapporte ce qu’elle a vécu. Génia a gardé son esprit de résistante et elle cherche à comprendre, analyser et expliquer les événements de l’Histoire, tout en les confrontant à sa propre histoire.

Ce qui frappe également, c’est sa mémoire. Génia peut répondre à n’importe quelle question et parler pendant des heures, tant les événements sont inscrits en elle « comme si c’était hier », dit-elle souvent.

Ce film est particulier dans le sens où il est construit autour du témoignage d’une seule personne, Génia. Son récit est la colonne vertébrale du film, sur laquelle j’ai greffé d’autres interventions.

En fait, il y a deux histoires : les expériences de stérilisation du Block 10 et la rencontre avec Aimé Oboeuf, et je ne savais pas comment les articuler. Finalement le film comporte deux parties reliées entre elles par le témoignage de Génia.

Dans la première partie, je tenais absolument à expliquer le contexte. Pourquoi les nazis stérilisaient-ils des hommes et des femmes ? Ce n’était pas seulement parce qu’ils étaient juifs et ce n’était pas uniquement par sadisme, même si, en effet, ils se souciaient peu de la souffrance de leurs cobayes, et on sait que ces êtres dits « de race inférieure » étaient pour eux des « Stucks », des pièces, dont ils pouvaient disposer en quantité. Ces médecins avaient des ordres, ils travaillaient pour un grand projet : la conquête de l’espace vital à l’Est, le Lebensraum, et pour cela il fallait éliminer une partie des populations en place et les empêcher de se reproduire : un des moyens était la stérilisation.

En même temps que les médecins voulaient rendre infertile des femmes juives, ils cherchaient aussi à accroître la population aryenne. C’était le but des expériences de Joseph Mengele sur les jumeaux : trouver une méthode pour augmenter la fécondité des femmes allemandes.

Dans cet esprit de colonisation, les nazis pillaient, affamaient, exterminaient, esclavagisaient les populations slaves ; une domination absolue pour les seigneurs et maîtres du  futur  grand Reich de 1 000 ans. La stérilisation participait de cette idéologie nazie de pureté de la race, de la loi du sang et de la pré-dominance de la germanité. Johann Chapoutot nous explique tout cela avec talent.

Dans  la  deuxième  partie,  la  rencontre  entre  Génia  et  Aimé Oboeuf, je voulais éviter le pathos dans le genre « Une histoire d’amour à Auschwitz ». Au cours de l’entretien, Génia resta très pudique sur Aimé, et je compris que je devais rester dans la sobriété. Ensuite, il fallait expliquer pourquoi Aimé, communiste, non juif, fut déporté à Auschwitz. Je fis appel à Claudine Cardon-Hamet, historienne spécialiste de ceux qu’on a appelé « les 45 000 », dont le livre « Triangles rouges à Auschwitz » est une référence.

Il me faut remercier l’association « Mémoire vive des 45 000 et des 31 000 » et en particulier Claudine Ducastel et Gilbert Lazaroo qui, en 1997ont réalisé un long entretien filmé avec Aimé et Génia. La présence d’Aimé et son témoignage enrichissent considérablement le film.

C’est ainsi que j’ai fait connaissance avec Aimé Oboeuf. J’aurais aimé rencontrer cet homme, trop tôt disparu, dont la santé a été altérée par les horribles conditions de la vie concentrationnaire.

C’est une réalité : réaliser un film implique des choix et le plus difficile est de trier parmi les quelques dizaines d’heures de rushs rapportés des tournages et d’éliminer des passages, parce que la contrainte de la durée est présente en permanence, parce qu’un film n’est pas un livre, et que l’écriture, le rythme, « la musique » du film, imposent sans cesse d’avoir une vue sur l’ensemble. Il ne s’agit pas de se faire plaisir, on ne fait pas un film pour soi, mais pour les autres, pour les futurs spectateurs. Mon rôle est de mettre en forme tous les éléments, certes, mais je me place aussi en tant que spectatrice : « Qu’est-ce que j’aimerais voir, moi ? »

À côté de l’aspect technique, il y a bien entendu toute la responsabilité que nous portons en abordant des sujets aussi douloureux que la déportation. Une responsabilité énorme, qui porte sur la manière dont sera recueillie cette parole et de la façon dont elle sera transmise. Le respect de la parole donnée c’est une pensée qui ne me quitte jamais. En outre on sait combien il est difficile aux déportés de trouver les mots justes pour dire « l’indicible ». Un entretien avec un déporté est toujours émouvant et délicat pour les deux personnes, celle qui parle et celle qui filme.

Aujourd’hui Génia vit à Nevers, c’est là que nous lui montrâmes le film, elle regarda tout sans rien dire. À la fin, elle se tourna vers moi : « Quel travail, bravo ! » et elle ajouta : « C’est un film où je me reconnais ». Nous avions toutes les deux les larmes aux yeux.

MV : Pour terminer cet entretien, donnons la parole à Génia qui conclut ce film par un extraordinaire hymne à la vie. A votre interrogation sur la manière dont on porte une telle histoire, elle répond :

« On porte ça parce que l’on est des êtres humains et qu’à chaque printemps on voit l’herbe repousser, qu’à chaque saison on a des souvenirs d’amour, des souvenirs de tendresse, des souvenirs d’amitié, et à chaque printemps j’attends que les feuilles rebourgeonnent. C’est la vie éternelle et la vie est belle quand même ».

Nous espérons faire des projections en salle, dès que les conditions sanitaires le permettront ; nous envisageons également de proposer des DVD qui devraient être disponibles fin janvier.