Le « J’accuse » de Polanski. Quelles approches d’un film controversé ?

Plus de 500 000 spectateurs ont vu le « J’accuse » de Roman Polanski présenté dans 545 salles en France. Le film a donc rencontré son public en dépit des controverses qui ont entouré sa sortie le 13 novembre, de controverses résultant des déclarations pour le moins troublantes du réalisateur lors de la Mostra de Venise où il était projeté pour la première fois. Réitérant sa comparaison –très problématique- entre ses déboires judiciaires et l’affaire Dreyfus, il faisait insérer dans le dossier de presse des extraits d’un entretien avec Pascal Bruckner. « En tant que juif pourchassé pendant la guerre, que cinéaste persécuté par les staliniens en Pologne, survivrez-vous au maccarthysme néoféministe d’aujourd’hui ? [sic]», il répondait : « Il y a des moments de l’histoire que j’ai vécu moi-même, j’ai subi la même détermination à dénigrer mes actions et à me condamner pour des choses que je n’ai pas faites ». Et puis survinrent, quelques jours avant la sortie du film, les accusations de viol visant le cinéaste de la part de la photographe Valentine Monnier publiant un manifeste qu’accompagnait une enquête sur les faits du journal Le Parisien(8 novembre 2019). Il s’ouvrait sur ces mots : « En choisissant pour titre de son film J’accuse, Roman Polanski ne chercherait-il pas à renvoyer la vérité au fond du puits avant sa révérence, pour se blanchir devant l’Histoire ? ».
Une autre controverse avait précédé encore, celle portant sur le rôle et la place de Dreyfus dans son histoire, Polanski optant pour minimiser l’une comme l’autre en dépit des avancées décisives de la recherche sur l’importance de la résistance du capitaine Dreyfus, de son patriotisme et de la révélation de ses hautes valeurs militaires comme civiles. Le cinéaste s’était complu à des déclarations affligeantes de préjugés : « Dreyfus n’est pas très intéressant. C’est un homme qui n’était pas particulièrement séduisant ni sympathique, même pour les gens qui le soutenaient ». Sa conclusion démontrait qu’il n’avait pas beaucoup réfléchi à ce qu’était son sujet, écartant tout scénario fondé sur Dreyfus lui- même : « il a passé l’essentiel de la période qui nous intéresse sur une île déserte, l’île du Diable et, longtemps, il a même été enchaîné à son lit pendant la nuit ». Tout connaisseur un peu sérieux de l’Affaire sait que Dreyfus est présent par les lettres d’héroïsme qu’il adresse à sa famille et qui sont rendues publiques dès janvier 1898, et qu’il combat en métropole à travers la lutte de son épouse pour la vérité et la justice. Un scénario construit autour de la bataille dreyfusarde de Lucie Dreyfus aurait eu un sens éminent. Dommage que Polanski n’y ait pas songé. Plusieurs créations théâtrales récentes ont mis en scène le pouvoir de résistance de la correspondance des deux époux1. Et, répondant à l’époque à Roman Polanski, je soulignais qu’il n’était certainement pas nécessaire de dégrader l’image de Dreyfus pour mieux promouvoir celle de Picquart et qu’en l’occurrence, voir ce dernier comme un lanceur d’alerte était de plus très abusif.
J’accuse se fonde sur un roman policier de 2013 de l’écrivain britannique Robert Harris mettant en scène le lieutenant-colonel Picquart aux prises avec le véritable traître et l’ensemble de sa hiérarchie. Roman Polanski avait déjà enrôlé Robert Harris pour le scénario de The Ghostwriter inspiré de son roman Les hommes de l’ombre. Sa nouvelle fiction, An Officer and a Spy, décida Polanski à engager un projet de film sur l’affaire Dreyfus auquel il réfléchissait depuis longtemps. Disons d’emblée que le récit de Robert Harris embellit dans les grandes dimensions le rôle de Picquart et que le film de Polanski en rajoute une couche puisqu’il fait de l’officier courageux l’inspirateur méconnu du « J’accuse … ! » d’Emile Zola. Puisqu’il a choisi de convoquer l’Histoire en donnant à son film ce titre prestigieux, on aurait attendu légitimement de lui un respect minimal de la vérité historique. Picquart est l’anti-J’accuse. Il se refuse à dénoncer publiquement l’institution militaire et ses mensonges et lorsqu’il parle, comme au procès Zola (février 1898) et au procès de Rennes (août 1899) il se montre déterminé mais prudent. Son avenir dans l’armée est préservé, il est réintégré en juillet 1906 au grade de général de brigade puis devient ministre de la Guerre dans le gouvernement de son ami Georges Clemenceau. Les réformes réclamées par les dreyfusards, comme la suppression de la justice militaire qui avait démontré avec l’affaire Dreyfus qu’elle fonctionnait comme une administration au service du politique, sont enterrées2.
Il n’était pas nécessaire d’enjoliver à ce point l’histoire de Picquart. Car celle-ci suffit amplement à fonder un scénario palpitant comme le montre le début du film de Polanski, assez juste sur ce point avec un Jean Dujardin très convaincant et une pléiade de bons acteurs pour la plupart venus de la Comédie Française. La deuxième partie se réduit à une succession de scènes sans véritables liens les unes avec les autres jusqu’à la dernière, l’ultime rencontre entre Picquart et Dreyfus faisant passer ce dernier pour peu sympathique et procédurier. Alors qu’en demandant sa réintégration complète dans l’armée, qu’on lui refusait, il ne faisait que poursuivre un combat universel pour la justice et le respect qu’on lui doit, fondement des sociétés démocratiques. En résumé, l’affaire Dreyfus n’a pas encore son chef d’œuvre cinématographique et sa mémoire reste encombrée de préjugés et d’usages bien problématiques, cent vingt ans après la remise en liberté de l’homme qui donna son nom à l’événement.
Vincent Duclert, Après Auschwitz, n°351-352, Octobre – Décembre 2019