Le tournesol

Éditions Le Manuscrit, 30 septembre 2020, (CR, Ginette Mabille)

Voir, en personne ou même sur un petit écran, pendant une heure ou deux, l’un des derniers survivants de la Shoah qui témoigne, avec son visage vénérable, ses quatre-vingt-dix ans d’âge, sa voix étranglée d’émotion, ses paroles qui dépassent sa propre  vie et englobent les victimes de la barbarie nazie, c’est comme recevoir en plein cœur un héritage oral sacré. Oui, témoigner de son vivant, même tardivement est plus fort que tous les livres.

Mais quand le témoin décide d’écrire aussi un livre, trace individuelle à laisser dans l’histoire collective, il a besoin de beaucoup de temps, six ans dans le cas de Paulette Angel-Rosenberg, six ans de travail suivis d’un temps indéfini pour atteindre et toucher ses futurs lecteurs.

Car dans un livre il faut développer, expliquer en replaçant son propre témoignage dans le contexte historique de l’époque, ce que Paulette Angel fait très bien dès sa biographie détaillée en tête du livre. On y trouve en italiques toutes les références utiles pour comprendre le parcours de sa famille du Shtetl polonais à la France avant et pendant la guerre, puis à la Suisse où elle réside actuellement. Ainsi, dès le début, on suit le récit de la fuite, à travers l’Europe, d’une famille juive devenue française et heureuse de l’être, mais de nouveau avec la guerre, victime de l’antisémitisme et cependant toujours en lutte pour un monde meilleur.

Comme dans la vie, Paulette Angel-Rosenberg, dans son style écrit, se montre pleine de vivacité et de fougue et comme à l’oral, elle revit à l’écrit ses moindres souvenirs et sa narration au présent nous fait partager ses émotions d’adolescente sous la menace permanente de la déportation vers « une destination  inconnue  ».  Elle  a  souffert  du  froid,  de  la  soif  et  de  la faim au cours de ses divers emprisonnements : à l’automne 1942, Paulette âgée de 15 ans et sa sœur Sophie, envoyées en zone libre par leurs parents depuis Angoulême sont dénoncées par leurs passeurs et incarcérées à partir du 18 octobre 1942 par les Allemands dans différents lieux de détention, en Dordogne, en Charente, à Angoulême, près de Poitiers, avant d’être transférées à Drancy où elles arrivent le 12 novembre. Elles n’y restent « que » pendant un mois. Par chance, leurs parents  grâce  à  l’UGIF  (Union  générale  des  Israélites  de France), arrivent in extremis à les faire sortir de cet enfer.

Une  mesure  exceptionnelle  a  joué  en  leur  faveur  :  à  cette époque précise, il est prévu que « les enfants de moins de 16 ans  sont  libérables  (…)  à  la  condition  qu’ils  soient  isolés  et qu’au moins un de leurs parents n’ait pas été déporté. L’UGIF parvint  à  obtenir  la  libération  de  817  détenus,  dont  192  de moins de 16 ans » (note de la page 113)

Le dernier combat de toute la famille de nouveau réunie en juin 1944 du côté de Grenoble, à Sassenage, est celui de la Résistance avec les camarades du réseau FTP-MOI (Francs- tireurs et Partisans, Main-d’œuvre Immigrée). Mais en juillet 1944, lors du démantèlement du maquis du Vercors, son père, Moïché Rosenberg, dénoncé, meurt sous la torture et sous les balles des nazis, sans avoir parlé, comme Jean Moulin.

Paulette Angel-Rosenberg dédie son livre autobiographique à la mémoire de Ruth Fayon, née en 1928 en Tchécoslovaquie et morte en Suisse en 2010, son amie, déportée à Auschwitz et dans d’autres camps à quinze ans et dont le père, comme le sien, a été massacré par les nazis.

Ruth  Fayon  a  témoigné  auprès  des  jeunes  et  a  rédigé  ses mémoires Auschwitz en héritage, Éditions Alphil, 2009, avec l’aide d’un historien. Avant de mourir, elle a fait promettre à Paulette de coucher par écrit les souvenirs de son adolescence volée par les nazis. Paulette avait quelques scrupules à témoigner car elle n’avait connu que Drancy, pas Auschwitz, mais sa chance exceptionnelle d’échapper à la déportation ne valait- elle pas la peine d’être racontée aussi à la jeunesse ?

Consciente   d’être   une   exception   dans   l’exception   d’avoir survécu,  Paulette  Angel,  dans  l’un  de  ses  plus  émouvants témoignages oraux, (disponible sur YouTube), le 6 novembre 2018,  devant  les  élèves  de  l’École  Internationale  de  Grand- Saxonnex,  leur  demandait  en  conclusion  de  son  discours de ne jamais oublier la spécificité de la Shoah: car « ce qui pouvait  arriver  de  pire à  un  non-Juif,  c’était  d’entrer  dans l’enfer d’un camp de concentration nazi, mais ce qui pouvait arriver de mieux à un Juif, c’était d’entrer dans le même enfer, où les conditions pour lui étaient encore plus terribles, mais c’était sa seule chance de survie, ce camp de concentration ou de travail forcé était le seul endroit où les SS le toléraient en tant que condamné à mort en sursis ».

Jamais Paulette Angel-Rosenberg ne pourra les oublier ses chers disparus, famille et amis assassinés dont elle perpétue la mémoire dans ses pages et au moyen d’une centaine de photos et documents qui émaillent le livre et l’enrichissent de vérité.

D’abord, elle évoque le sort tragique de ceux qui l’ont sauvée de Drancy, elle et sa sœur Sophie comme Elie Bloch, le rabbin de Metz, responsable de l’UGIF en 1942 : « Cet homme merveilleux, exceptionnel qui a sauvé la vie de tant de Juifs durant la  Shoah  jusqu’à  sa  déportation  du  camp  de  Drancy  vers celui d’Auschwitz avec sa femme Georgette et leur petite fille Myriam ». Ce texte est suivi d’une photo très émouvante de la famille Bloch en 1938, pp.128-129.

Puis, Paulette Angel-Rosenberg évoque sa propre famille :

«  Chez nous, mon père a laissé un grand vide, mon oncle Ara Fisz, ma grand-tante Mimé Fisz (…), mes cousins germains Richard Grossmann (…), sa femme et leur enfant. Tant et tant d’amis. Déportés à Auschwitz. Disparus dans les chambres à gaz, brûlés dans les fours crématoires du sinistre camp de la mort d’Auschwitz-Birkenau  ». (p. 165).

Enfin, Paulette poursuit, en donnant toute sa dimension à son travail de témoignage :

« La Mémoire est le Testament que nous ont livré les morts des camps d’extermination nazis ; Vivre, tout en transmettant sans cesse leur souvenir. (…) Nous devons transmettre leur mémoire, leurs noms, mais continuer à vivre ».

Oui, c’est honorer le souvenir des morts que de tenter de vivre et de vivre pleinement après eux. Et cette démarche consciente et affirmée fait de ce livre des «Mémoires de l’avenir», si l’on peut risquer cet oxymore !

D’ailleurs Paulette a trouvé un titre poétique pour son livre : « le tournesol », cette plante haute et majestueuse dont la  tige tourne sur elle-même pour que sa tête jaune d’or reste toujours face au soleil. Elle s’identifie en souriant à ce symbole de la joie et de l’amour de vivre !

Voilà pourquoi il faut lire le livre de cette femme pleine de courage et d’optimisme, mais d’un optimisme lucide sur les risques que court encore le monde du vingt et unième siècle.

Ginette Mabille, Après-Auschwitz, n°355-356, Juillet – Septembre / Octobre – Décembre 2020