L’ombre et la lumière, Trois anneaux

Le terme de conte n’est pas secondaire. Une formule se répète dans ce petit livre, annonçant ce qui constituera le récit. Elle rappelle ce qui capte notre attention : « Un étranger arrive dans une ville inconnue après un long voyage ». C’est assez large pour que tout soit possible. Le premier étranger est sans doute ce narrateur qui, pendant des années, est allé à Bolechov, en Ukraine, pour savoir qui était son oncle et les enfants assassinés par les nazis. Il est arrivé après un long voyage, comme d’autres qu’il évoque au long du livre : Erich Auerbach, auteur de Mimesis, contraint de fuir l’Allemagne hitlérienne et réfugié à Istanbul, Fénelon, envoyé en « exil » à Cambrai par un Roi-Soleil offensé, Sebald, qui a préféré vivre en Angleterre plutôt que de rester dans son Allemagne natale. Trois anneaux est aussi une lecture de Proust, et, selon moi, un des résumés les plus clairs, lumineux, des enjeux de la Recherche du Temps perdu, comme immense anneau, « un anneau embrassant toute l’expérience humaine, quand Combray et Guermantes, loin d’être opposés, se rejoignent ».
Je m’arrête sur le récit personnel, celui qui établit le lien entre l’enquêteur interrogeant à Stockholm, Minsk ou Bondi beach des survivants, ce même homme qui pleure devant les maquettes de synagogues dans le musée de la diaspora à Tel Aviv, et l’enfant qui passait son temps libre à construire de telles maquettes de temples grecs ou égyptiens dans sa banlieue new-yorkaise. C’est le même homme jamais séparé de son enfance, qui, pour écrire, renonce à ce jeu créatif. La même obsession pour la structure répétitive, pour les motifs qui reviennent, le hante et c’est, bien des années plus tard, ce qui le plonge dans un « désespoir narratif » lorsqu’il compose Une Odyssée. Dans un premier temps, les épisodes se succèdent : le père assiste au cours de son fils, les deux hommes partent en croisière sur les traces d’Ulysse, le père tombe malade et meurt. Un ami lecteur lui conseille de revoir la structure en séquence. Mendelsohn, qui a souvent enseigné Homère, saisit en praticien ce que seul le théoricien comprenait : la structure en anneaux va l’aider. L’exemple le plus limpide se trouve dans la reconnaissance d’Ulysse par Euryclée. Un suspens nait quant à la réaction de la nourrice : parlera-t-elle ? Le narrateur ne répond pas à l’attente du lecteur et propose un retour en arrière, sur la blessure d’Ulysse, puis sur son prénom, donné par un grand-père maternel peu recommandable. La structure en anneaux permet d’échapper au déroulement chronologique, mais aussi et surtout de tisser plus fortement les liens entre passé et présent, voire passé et avenir, puisqu’Ulysse, dérive du mot odynê, la douleur. « L’homme de la douleur » est aussi polytropos, « aux mille détours », comme le récit l’est, fait de digressions jamais gratuites. Un peu comme le monument du camp d’extermination de Belzec, dont le centre n’est nulle part, aide à comprendre ce que fut « le Tube », qui menait à la chambre à gaz : on chemine sur des pavés, des dalles portent les noms, souvent répétés des villes et villages vidés de leur population juive. Date après date, la transformation d’êtres humains en « personne », selon la formule d’un survivant de Bolechov, devient sensible.
La lecture du chant XIX consacré à la reconnaissance par Euryclée occupe le premier chapitre de Mimesis. L’auteur rappelle dans quelles conditions a travaillé Auerbach et on en reste sidéré : la bibliothèque d’Istanbul ne contenait presque aucun des livres sur lesquels le philologue berlinois devait travailler. Une grande part est rédigée de mémoire. Istanbul, rappelle Mendelsohn, n’a pas été un refuge que pour les exilés allemands chassés dans les années 30. Avant eux, en 1492, les Juifs expulsés par Isabelle avaient fait la joie et la fortune du sultan Bayezid. S’exiler est un tourment, mais aussi un nouveau départ : celui des Huguenots vers Berlin en 1689 a permis à la ville de se développer et d’ouvrir ce Lycée français qu’avait, par exemple, fréquenté Auerbach. Mais revenons à Mimesis. L’auteur oppose deux conceptions du réalisme. Homère décrit tout, met en lumière le moindre détail. Au contraire, le rédacteur de l’épisode sur le sacrifice d’Isaac est laconique, elliptique. Il laisse beaucoup dans l’ombre à quoi va la préférence d’Auerbach. L’ombre permet l’interprétation, autrement dit, elle enrichit ou multiplie les lectures. Ces deux conceptions du réalisme traverseront toute la littérature.
La structure en anneaux s’illustre dans un « best-seller » de 1699, Les aventures de Télémaque. Fénelon l’avait écrit pour le jeune duc de Bourgogne, héritier du trône de France. Son récit commence chez Calypso, dont il adopte le point de vue pour dire son chagrin au départ d’Ulysse. Le personnage central devient Télémaque, que l’on avait laissé chez Ménélas, et dont on suit les aventures jusqu’au moment où il retrouve Ulysse à Ithaque, avant l’affrontement avec les prétendants. Le récit de Fénelon est donc enchâssé dans l’Odyssée, comme une anfractuosité dans la grotte que serait l’œuvre d’Homère. C’est aussi une œuvre d’édification. Calypso est la femme dangereuse, celle que le futur roi pourrait croiser à la Cour. Il doit s’en méfier. Quant au roi de Crète, Idoménée, il incarne le conquérant orgueilleux, sensible à la flatterie, aimant le luxe quand il ne mène pas des guerres ruineuses. Louis XIV n’a pas aimé, qui a cru se reconnaître. Fénelon est exilé à Cambrai.
Le troisième exilé du récit est donc Sebald. Mendelsohn a une prédilection pour Les anneaux de Saturne, dans lequel tout est laissé dans l’ombre, laquelle « a aussi ses vertus : elle peut être aussi tangible et révélatrice, aussi concrète et réelle, que la lumière ». Dans l’œuvre de Sebald, la composition circulaire n’éclaire pas plus qu’elle ne réalise une unité cachée, comme chez Homère. Ses anneaux et autres cercles « semblent destinés à déconcerter, à empêtrer ses personnages dans d’inextricables méandres qui ne mènent nulle part. »
L’un des plaisirs que je prends à la lecture de ce récit, outre sa clarté, tient aux échos, aux parallèles, aux nombreux renvois et aux surprises qu’il provoque. Ainsi du lien entre Racine contemporain de Fénelon, auteur d’Andromaque, qui déplut à Madame de Maintenon, et qui écrivit deux tragédies bibliques pour ramener les jeunes filles de Saint-Cyr à de meilleures pensées que celles diffusées par Andromaque. Esther est un succès, Athalie un énorme échec. L’écho s’en retrouve dans A l’ombre des jeunes filles en fleurs. Gisèle doit composer en français sur l’une des deux œuvres de Racine. Le narrateur développe longuement, peu après avoir lu un important billet d’Albertine, qui pourrait tout changer à son existence. Mais de même que la réaction d’Ulysse et Euryclée se fait attendre, celle du narrateur tarde. C’est un exemple parmi d’autres. Trois anneaux est l’histoire d’un narrateur bloqué face à l’écriture d’un récit; je le lis aussi comme un art poétique qui donne envie d’écrire.
Norbert Czarny, Après-Auschwitz, n°355-356, Juillet-Septembre / Octobre-Décembre 2020