Lutter pour survivre

Ma Résistance non armée contre le Nazisme. Mémoires d’un soldat italien interné dans les camps nazis, Cierre Edizioni, 22 avril 2021, traduction française par Ginette Mabille (CR, Ginette Mabille)

Un livre, une histoire…

Après la liquidation du ghetto de Lodz en août 1944, ma maman Lodzia Kohn et sa sœur Fela sont déportées à Auschwitz-Birkenau. Elles y restent quelque temps, internées dans le secteur du Mexique qui a servi aussi de camp de transit durant l’été 1944, pour des femmes juives, hongroises et polonaises. Elles échappent à l’une des sélections pour la chambre à gaz qui y étaient menées régulièrement puis sont transférées vers un camp de travail forcé, BAD KUDOWA, ainsi nommé par les déportés, mais dont le nom était SACKISH KUDOWA. Ce camp satellite de Gross Rosen était situé à proximité de la frontière tchèque près de l’actuelle ville balnéaire de Kudowa-Sdroj, en Pologne.

Ouvert  en  1943  par  la  firme  allemande  VDM  (Vereinigte DeutscheMetallwerke), le site assure une production de pièces de rechange pour les avions de chasse Messerschmitt. Agrégé au  site  industriel,  le  camp-usine  était  une  véritable  tour  de Babel  :  des  prisonniers  de  guerre russes,  italiens,  français, belges, hollandais, des travailleurs forcés polonais, tchèques, des travailleurs civils libres des environs, qui rentraient chez eux  chaque  soir,  et  enfin  950  jeunes  femmes  juives  polonaises,  tchèques,  hongroises,  réduites  à  la  condition  d’ouvrières esclaves, formaient l’effectif de l’usine.

Là, des prisonniers de guerre, dont l’italien Luigi Baldan, ont organisé tout un réseau de solidarité cachée pour aider ces jeunes travailleuses-esclaves à survivre. A la fin de sa vie, ma mère consentait enfin à parler des terribles souffrances de sa jeunesse…

Mais moi, je me posais tant de questions et je cherchais des informations  sur  les  camps  nazis  !  En  2015,  je  trouve  par hasard  sur  internet  des  extraits  en  anglais  et  en  italien  du livre de Mémoires de Luigi Baldan : la précision des détails sur  ce  camp-usine  et  la  condition  des  travailleurs  forcés me  paraît  stupéfiante.  Lodzia  est  morte  en  2013  mais  son témoignage  vidéo  avait  été  enregistré  par  l’UDA  en  2005. Les faits racontés par Luigi et Lodzia se recoupent véritable- ment. Luigi Baldan, presque centenaire était encore vivant. Par gratitude, l’ayant contacté, je décide alors de traduire son livre  en  français,  tout  en  apprenant  l’italien.  La  traduction est terminée en 2016. Luigi l’a vue avant sa mort, le 3 février 2017 et le livre traduit en français vient enfin de paraître en janvier 2021, grâce à Sandro Baldan, son fils dévoué.

En Italie, la journée de la Mémoire de la Shoah, le 27 janvier 2021,  a  été  commémorée  par  bon  nombre  d’événements dans tout le pays. C’est ainsi que dès le 26 janvier 2021, la Consule de France à Venise, et la Directrice de l’Alliance Française, ont organisé, dans cet établissement culturel, une visioconférence consacrée à la présentation du livre Lutter pour survivre. On a raconté l’histoire de Luigi Baldan, puis la longue rédaction de ses Mémoires après guerre, avec l’aide de son fils et enfin, son amitié avec sa traductrice française. Cent personnes se sont connectées à cette rencontre littéraire et mémorielle, sans compter celles qui l’ont suivie en direct sur Facebook et dans plusieurs pays étrangers.

Des  descendantes  des  déportées  juives  de  Bad  Kudowa, sont  intervenues  en  français,  au  cours  de  cette  visioconférence  :  Anita  Steinitz,  la  fille  et  Gabriela,  la  petite-fille  de Trude  Sojka,  déportée  tchèque,  qui  s’établit  après-guerre en  Équateur,  où  elle  mena  jusqu’à  sa  mort  en  2007,  une grande carrière de peintre et de sculptrice. Sa maison familiale à Quito est devenue un Musée. Une autre fille de cette artiste, Miriam Kanann, était présente à la visioconférence, professeure d’immunologie à l’université du Kentucky, aux États-Unis. D’autres fils et filles de déportées juives, aidées par Luigi Baldan à Bad Kudowa, ont su par le souvenir de leurs  mères  émouvoir  l’auditoire  :  Rachel  Ziv,  ma  cousine germaine,  qui  vit  à  Tel-Aviv,  Avital  Teharlev,  fille  de  la déportée  tchèque  Jolika  Steinberg,  qui  vit  à  Jérusalem,  et Raanan  Gidron,  fils  de  Lisa  Kummerman  autre  survivante tchèque établie en Israël. Ils ont parlé en anglais.

Nous, les descendants des déportés d’Auschwitz et de Bad Kudowa avons  décidé  de  rester  en  contact  et  de  former, à travers nos différents pays et nos langues et cultures diverses, une chaîne de passeurs de mémoire et de solidarité internationale qui peut s’allonger si d’autres témoins nous rejoignent…

Puissent ces Mémoires de Luigi Baldan trouver une large audience parmi ceux qu’il faut instruire et ceux qui luttent contre l’oubli !


Le livre de Luigi Baldan

Luigi Baldan est né le 5 septembre 1917 dans la province de Venise. A la mort de son père il n’a que douze ans et avec sa mère et ses trois frères se retrouve dans une situation difficile. Il apprend le métier de tourneur-fraiseur et travaille notamment comme mécanicien dans un garage Lancia. Sa jeunesse se passe sous le régime fasciste qui abreuve la population d’une propagande impérialiste insensée. Luigi Baldan n’a pas 20 ans quand il s’engage comme motoriste dans la Marine militaire. Il navigue et voit du pays.

Les événements relatés dans le livre de Luigi Baldan se déroulent entre la tentative manquée d’un retour en Italie le 9 septembre 1943 (premier chapitre), et le vrai retour au pays, deux ans plus tard, en juillet 1945, quand la guerre est finie.

Son récit suit l’ordre chronologique et commence le 8 septembre 1943, date de l’armistice de Badoglio avec les Alliés qui ont débarqué en Italie. Les représailles allemandes sont immédiates : capturés et désarmés par l’armée allemande,  les « glorieux » soldats italiens deviennent des « esclaves d’Hitler ». Luigi Baldan, à cette époque est basé sur la côte dalmate, dans le port de Sebenico, avec l’armée d’occupation italienne. Tout bascule pour le pays mais aussi pour Luigi Baldan qui vient d’apprendre la mort de sa mère. Deux points forts dans le premier chapitre. D’abord, la fuite éperdue de Luigi : depuis Sebenico, seul sur un petit bateau à moteur,    il veut rejoindre l’Italie en traversant la mer Adriatique. Pris sous les tirs croisés des Allemands et des Italiens, il doit rebrousser chemin et se rendre. Ensuite, le récit pathétique de la déportation des marins italiens vers l’Allemagne, à pied, puis en wagons à bestiaux : ils en sont réduits à manger de l’herbe et certains deviennent fous.

Dans ce livre, bien souvent, le voyage est un enfer, mais l’arrivée  encore  plus  !  Le  deuxième  chapitre  décrit  le  sinistre camp de concentration de Bad Orb. Pour manger un peu plus que  la  maigre  ration  quotidienne,  les  prisonniers  doivent accepter  d’être  «  loués  »  à  la  journée  chez  les  paysans  du voisinage qui les exploitent et les humilient. Au bout d’un mois, (chapitre 3) Luigi et ses compatriotes sont transférés au  camp  de  travail  d’Heddernheim,  près  de  Francfort-sur- le-Main, qui abrite une grande usine V.D.M. où l’on produit des pièces de rechange pour les avions de guerre allemands. Dans  des  conditions  effroyables,  les  détenus  travaillent  12 heures de jour ou de nuit et, le dimanche sont réquisition- nés  pour  déblayer  les  décombres  de  Francfort-sur-le-Main bombardée  par  les  Alliés.  Inlassablement,  avec  la  minutie que lui permet sa prodigieuse mémoire, Luigi Baldan  détaille ses innombrables stratagèmes pour se procurer de    la nourriture à l’extérieur du camp, malgré le danger de ramper sous les barbelés.  Lapins,  chats,  pommes,  patates et pâtée des cochons, tout est partagé entre les camarades dans leur baraque où un poêle improvisé dispense un peu    de bien-être. Luigi Baldan explique aussi dans le détail et en termes techniques comment il s’y prend pour « résister sans armes » contre les nazis : il dérègle subrepticement les tours et les fraiseuses pour saboter la production de guerre allemande. Pages marquantes de ce chapitre : la description de l’infirmerie du camp, horrible mouroir qu’il trouve la force de fuir bien qu’il soit malade, et le récit de sa capture, alors qu’il ramène de l’extérieur du camp des sacs de sucre trouvés dans les décombres. Avec d’autres détenus « voleurs », il attend toute une nuit d’être fusillé par les Allemands et le lendemain, la chance et l’audace aidant, il réussit seul à s’échapper de la file des condamnés.

Mais le point fort du chapitre 3 est la découverte de la Shoah par notre Italien. Puni pour désobéissance, il est envoyé travailler dans une partie secrète du camp appelée « la Division bleue ». C’est le lieu de détention de déportés juifs en tenue rayée bleue, et Luigi raconte la profonde sidération qu’il éprouva devant ces hommes réduits à la dernière extrémité par un travail harassant et absurde imposé par les bourreaux nazis.

En avril 1944, à cause des bombardements qui s’intensifient, les Allemands déménagent machines et ouvriers à l’abri en Pologne. (Chapitre 4) Le camp de travail de Sackisch Kudowa, situé près de la frontière tchèque est une immense tour de Babel. Des prisonniers de guerre de toutes nationalités y côtoient des ouvriers libres polonais, tchèques ou allemands, dont de nombreuses femmes. Ces dernières jettent leur dévolu sur certains prisonniers susceptibles d’accepter des « rendez-vous galants » en échange de nourriture. Cette pratique inimaginable dans un camp porte le nom de « sourire » …

Les prisonniers de guerre et les internés militaires italiens travaillent sur les mêmes machines qu’un groupe pas comme les autres : une centaine de jeunes filles, tête rasée, en tunique rayée avec le mot « Juif » sur la poitrine. Elles sont parquées dans une baraque entourée de barbelés, affamées et sans cesse maltraitées par leurs gardiennes SS. La compassion  qu’éprouve  Luigi  pour  ces  malheureuses  victimes de  la  Shoah  irradie  dans  tout  le  reste  de  son  témoignage et  sa  vie  en  restera  marquée.  Lors  d’une  interview  qu’il  a donnée  à  95  ans  à  des  lycéens,  il  a  prononcé  cette  phrase touchante qui pourrait donner un autre titre à son livre : « Il cuore mi diceva : aiutale se puoi. » (« Mon cœur me disait : aide-les si tu peux. »). En effet, par tous les moyens matériels et moraux, il tente d’adoucir leur sort et crée autour d’elles un véritable réseau de solidarité. Il pense sans cesse à elles, partage  tout  ce  qu’il  trouve  avec  elles.  C’est  lui  qui  va  les informer du débarquement en Normandie. Il intercède pour elles auprès des nazis et sauve ainsi d’une exécution immédiate une jeune juive qui en tombant d’épuisement a cassé une machine.

Fin 1944, l’usine ne peut plus fournir, faute de matériel et  en raison du nombre croissant de pièces défectueuses dues aux sabotages de Luigi, notamment. Alors les Allemands envoient les prisonniers en plein hiver construire des voies ferrées pour fuir devant l’avancée de l’Armée Rouge.

Luigi Baldan n’attend pas l’arrivée des Russes pour s’évader du camp de Sackish en avril 1945 et, à travers bois, réussit à gagner la Tchécoslovaquie. (Chapitre 5). Il est aidé par la population et les partisans tchèques. Mais pour ne pas être repris  par  les  Allemands, le meilleur moyen, c’est de se cacher parmi eux en se faisant passer pour un civil. C’est ce qu’il appelle sa « reddition aux Allemands ». Il travaille donc comme mécanicien dans le garage de la kommandantur à Dvur Králové. (Chapitre 6)

Une fois la ville libérée et les Allemands massacrés par les partisans, Luigi participe à une grande fête de bienvenue en l’honneur de l’armée russe. (Chapitre 7). Il reste plusieurs semaines à Prague en attendant que les communications soient rétablies et assiste aux exactions des soldats russes  qui se croient tout permis. Il retrouve aussi à Prague deux jeunes filles juives qui étaient avec lui à Sackish, rencontre émouvante et moment heureux.

Le dernier chapitre ressemble, toutes proportions gardées, au récit de Primo Levi, La Trêve, qui raconte son interminable retour au foyer. Comme lui, Luigi Baldan prend sans le savoir un train pour Odessa, mais il s’aperçoit assez vite de son erreur et réussit à revenir en arrière et à trouver un train qui va le ramener en Italie parmi les siens. La conclusion du livre sur les séquelles de la déportation et de la guerre est mélancolique, pleine de dignité et de gravité et dépourvue de haine envers le peuple allemand.
 

Ginette Mabille, professeure de lettres retraitée Après-Auschwitz, n°355-356, Juillet – Septembre / Octobre – Décembre 2020