Mathilde et Rosette

« Dans chaque famille, il y a un secret ». Rosa Bratman, épouse de Dodo Ekman.
C’est sur ses paroles que s’ouvre le documentaire réalisé par Alice Ekman, chercheuse en géopolitique, plutôt connue et reconnue pour ses travaux sur la Chine. Diffusé dans un premier temps en accès libre sous le parrainage de France culture en avril dernier, il a ensuite fait l’objet d’une sortie officielle au cinéma le 16 septembre.
Ce documentaire n’avait pas pour objectif d’être rendu public mais devait permettre de reconstituer l’histoire familiale et de la transmettre aux prochaines générations. C’est à l’âge de 33 ans qu’Alice découvre, par hasard, ce pan de l’histoire familiale. Contactée, par le biais de son cousin, par un historien espagnol qui faisait des recherches sur les Juifs qui ont traversé les Pyrénées pendant la Seconde Guerre mondiale, Alice accepte de raconter l’histoire de son grand-père, Léon, décédé alors, et de son grand- oncle, Adolphe, surnommé Dodo, âgé de 92 ans. Elle appelle donc ce dernier pour avoir davantage d’informations sur cet événement, toujours raconté de façon épique, sur un ton léger, en famille. Et là, au cours de la conversation, le ton change, Alice comprend que cette traversée des Pyrénées a été extrêmement traumatisante et, d’un seul coup, les souvenirs s’enchaînent, le passé le rattrape. Dodo, en larmes, lui dit « et il y a les cousines aussi ».
Alice, interloquée, questionne. De qui s’agit-il ? Qui sont ces cousines évoquées par Dodo dont elle ne sait rien ? C’est ainsi que débuta l’enquête qui allait la conduire pendant 2 ans d’Israël à Washington, en passant par Lens, berceau de cette histoire familiale.
Adolphe et le grand-père d’Alice sont issus d’une famille juive polonaise. Dodo est le premier de la fratrie à être né en France, à Avion, dans le Pas-de-Calais où son père travaille à la mine. Très vite, la famille s’installe à Lens où habite déjà, la sœur de sa mère, Cyrla Berenzon, née Woldsztejn, avec son mari Szmil et leurs deux filles Mathilde, née en 1932 et Rosette (Rosine), née en 1937, cousines d’Adolphe.
Le 11 septembre 1942, l’administration militaire de la Belgique et du Nord de la France, installée à Bruxelles, dont dépendent les départements du Nord et du Pas-de-Calais, placés en zone interdite et détachés du reste de la France, organise une grande rafle sur tout le territoire. La date n’a pas été choisie au hasard, cette opération est déclenchée la veille de Roch Hachana, grande fête juive où les familles ont l’habitude de se rassembler. Les nazis étaient sûrs de trouver les Juifs lensois chez eux. La famille Berenzon fait partie des 528 Juifs arrêtés. Conduits par le train de Lens au Sammellager de Malines (Belgique), ils forment le Transport X qui part le 15 septembre à destination d’Auschwitz. Sur les 1048 personnes qui com- posent ce convoi, seules 17 reviendront. Adolphe, son frère Léon et ses parents y échappent car ils avaient réussi à fuir en zone libre, à Toulouse, au début de la guerre.
Cette histoire, complètement inconnue de la famille, Alice la découvre et elle lui permet de comprendre certains gestes, certains comportements qui se sont transmis, sans le vouloir, entre les générations, révélant la profondeur du traumatisme, car, elle l’affirme, « les morts, on les sent dans le quotidien »1. À 33 ans, elle se sent prête, prête à assumer ce traumatisme, prête à briser le silence, ce que la génération de son père n’avait pu faire car les événements étaient encore « trop frais, trop lourds, trop durs »2 . Alice décrit ce moment comme une « concordance des temps, un alignement des planètes »3 qui a fait qu’au moment où Dodo souhaitait, pour la première fois, témoigner, transmettre cette histoire encore si présente, Alice était en mesure de l’écouter.
Elle sent très vite, en se rendant plusieurs fois à Bruxelles rencontrer son grand-oncle, la nécessité de filmer, de restituer ce témoignage le plus dignement possible pour le transmettre dans le cercle familial. Le film montre ainsi comment Alice se lance sur les traces de Mathilde et Rosette, retrouvant la trace de Mathilde, fille aînée des Berenzon, dans les registres de l’école Jeanne d’Arc à Lens, abandonnés dans le fond d’une armoire. Il présente également les démarches effectuées pour rendre hommage aux fillettes et à leurs parents en se rendant au United States Holocaust Museum Memorial de Washington pour y déposer deux photographies, une de Mathilde seule4 et une de Mathilde avec ses parents5 . Elle effectue la même démarche auprès de Serge Klarsfeld à Paris où elle récupère les certificats de naissance des deux enfants. Ces démarches sont encouragées par Dodo qui avaient conservé précieusement ces deux photographies.
Par cette histoire familiale, le film touche à l’universalité et révèle le poids de l’histoire de la Shoah au sein des familles. Il interroge également sur la transmission entre les générations et incite les petits-enfants, la troisième génération à poser des questions et à devenir dépositaires de la mémoire familiale. Ce film retrace enfin le destin de la communauté des Juifs de Lens et des alentours et fait écho aux travaux de Nicolas Mariot et Claire Zalc6 sur le sujet et au documentaire de Carine Mournaud7 . Avant d’être diffusé au public, le film a beaucoup circulé dans la communauté lensoise à qui il a fait beaucoup de bien. D’autres travaux ont été initiés chez les descendants. On peut mentionner les recherches de Franck Fajnkuchen qui, en plus de l’écriture du récit familial, a créé l’année dernière un site sur la communauté lensoise8 et une page facebook9 où les publications y sont régulières.
Certes, ce film nous plonge au cœur des heures les plus noires de l’histoire mais il est également très empreint de vie. En cela, le caractère et la combativité de Rosa, la femme de Dodo, sont admirables. Très marquée aussi dans son parcours personnel par la Shoah, elle profite de chaque instant avec beaucoup d’humour, consciente « d’être survivante ».
« Est-il déjà arrivé quelque chose de semblable durant votre vie ou celle de vos ancêtres ?
Racontez-le à vos enfants, que vos enfants le racontent à leurs enfants et leurs enfants à la génération qui suivra ! » Livre de Joël, Ancien Testament, Chapitre 1, versets 2-3.
Sophie Lenis, Après-Auschwitz, n°355-356, Juillet-Septembre / Octobre-Décembre 2020