Voyages de mémoire

Patrick Zachmann n’a pas de mémoire : elle est toute dans les photos qu’il prend depuis 1980 autour de lui, et dans le monde. Le récit qu’il fait de sa vie croise la vie des Rwandais, des Chiliens, des Sud-Africains dans les salles du MAHJ où une exposition vient de s’ouvrir, qui fermera en mars. C’est émouvant, souvent bouleversant et on a envie de revoir ces images, ou de les contempler longtemps.
Lorsqu’il commence à travailler, Zachmann est un jeune bachelier. Il ne réalisera pas le vœu de ses parents : étudier le métier d’ingénieur, faire une carrière que ni l’un ni l’autre n’a pu faire. La guerre a empêché Jean Zachmann d’aller longtemps à l’école ; une certaine pauvreté a contraint Rosy, la mère.
A ce moment de sa vie, le jeune homme en sait très peu sur les siens, et donc sur lui. Il sait qu’il est juif mais ne l’a pas vécu au quotidien : pas de fêtes rituelles, pas de réunions de famille pour célébrer, pas de signe dans l’appartement de ce judaïsme qui tient parfois à une Ménorah, un calendrier, des photos ou des livres de prière. Il se met à photographier les Loubavitch à Belleville et dans le Marais. Pour lui, ils incarnent « visuellement » le judaïsme. Il se rend dans les fêtes, assiste à certains offices, et cela donne des photos en noir et blanc, un choix qui durera, avec des scènes comme une circoncision, un rituel de kappara ou un concert Kletzmer. Bien des années plus tard, il accompagne des groupes de hassidim venus du monde entier pour se recueillir sur la tombe de quelques tsadikim, en Pologne et en Ukraine. Les photos sont en couleurs et la neige donne alors un éclat singulier. Le passé semble tout à coup renaître avec son intensité.
Patrick Zachmann sent bien que cette définition du judaïsme ou de la judéité n’est pas suffisante. On est en 1981, c’est à Yad Vashem le premier rassemblement des survivants de la Shoah. Près de quarante ans après la Libération, des hommes et des femmes se retrouvent. Sur un mur blanc, on voit des noms, des adresses du présent ou du passé : Netanya, Uruguay, Lemberg, Sydlorc, Sosnowiec. On lit Bergen-Belsen. Une main féminine touche ce mur. La main serre un mouchoir en papier, l’avant-bras est tatoué : A 15055. Un des chiffres est difficile à lire. Sur d’autres photos, le tatouage est aisément lisible. Certains posent seuls sur le fond blanc que de façon uniforme le photographe a choisi, d’autres se sont retrouvés, comme ces deux femmes, dont l’émotion est tangible. Elles ne s’étaient pas vues depuis toutes ces années et le camp avait été le lieu de leur première rencontre. On ne voit pas dans le catalogue la très belle photo de Simone Veil, qu’une femme approche. Elles ont dû se rencontrer au camp.
Les choix esthétiques de Zachmann sont et resteront les mêmes tout au long : les sourires sont rares, l’émotion affleure, jamais mise en relief, affirmée. Les cadrages ont quelque chose de rudimentaire, comme ceux de Diane Arbus, la grande photographe américaine qui avait choisi de rendre l’instant dans sa brutalité, sa puissance, et sa profonde humanité. Elle aimait les marginaux, les « anormaux » et les êtres les plus fragiles, jamais les gens « installés ».
D’une série à l’autre, les photos de Zachmann témoignent d’une semblable humanité. Il prend en photo les militants d’un groupe d’auto-défense, quand la menace antisémite revient en France, il se rend dans les bals du samedi soir où de jeunes sépharades se rencontrent. Les gros plans ou plans serrés laissent peu de place à la « beauté » telle qu’on l’entend. On est loin de l’esthétisme de certains artistes, loin de l’artifice : une photo sera refusée par un magazine sous prétexte que le jeune danseur transpire.
Zachmann cherche une judéité qui pourrait être la sienne : les ateliers de confection, les boutiques de grossistes, quelques personnes exerçant des professions que l’on dit juives, des vieillards familiers des Buttes-Chaumont…
Une forme de réponse se trouve dans le foyer familial et on ne manquera pas le film La mémoire de mon père que le MAHJ propose dans une des salles d’exposition. Jean Zachmann, taiseux qui racontait des blagues pour ne pas trop s’exposer raconte sa vie à son fils. Ce sont ses dernières années d’existence et Patrick a tout juste le temps de prendre la « bonne photo ». Elle correspond à ce qui les lie ou vient de les lier : un récit clair et complet, une parole transmise que le photographe pourra à son tour transmettre.
Il en ira de même avec Rosy, sa mère, à ceci près qu’un voyage en Algérie donnera toute son ampleur au récit. Il réalise MareMater, un film qui fait le lien entre hier et aujourd’hui : la mer devenue cimetière de migrants et la mère qui naquit à Aïn Témouchent, ce sont deux temps d’une même histoire, et les signes d’un possible oubli. Dans la dernière salle de l’exposition, comme dans le catalogue, on voit les lieux désormais désertés : tous les signes d’un judaïsme autrefois vivace, fécond, ont disparu. Et la mère, dans ses dernières années, quand elle a perdu la mémoire, semble une enfant fragile. Le spectateur en reste ému.
Cette exposition ne montre presque rien du travail de reporter qu’accomplit Zachmann depuis 1980. Question de droits, mais pas seulement : cette exposition est comme une enquête. Elle part de l’enfance et d’une certaine façon, elle y revient. Elle dévoile, établit des liens, joue comme révélateur, au double sens du mot puisque Zachmann tire ses photos lui-même.
Membre de l’agence Magnum, ce professionnel connaît cela dit, les lieux de conflit. Contrairement à bien des confrères, et surtout à ceux de la télévision, il est présent avant, et surtout après. Les détours en disent plus que la ligne droite, la durée que l’instant. Ainsi, en 2000, de même qu’il a photographié les survivants des camps, il prend en panoramique vertical les survivants tutsis : des hommes et femmes, endimanchés, posent devant un mur blanc. Le lien est là, à peine caché, entre un génocide et l’autre. Sur d’autres images, on voit les crânes ou os entassés, écho des camps. Et puis des mains qui tiennent un poste de radio et une machette. La première a préparé le crime, la seconde l’a accompli.
Il faut souvent interroger, il faut souvent attendre avant de savoir. Ainsi, il a vingt-huit quand enfin sa tante, sœur de son père montre les photos de son grand-père et de sa grand-mère, deux juifs de Belleville déportés à Auschwitz. La photo montre cette tante arborant les deux portraits dans leur cadre.
Et puis vient le moment que le photographe n’attendait pas, un moment lié au hasard : un ami lui propose de voir Auschwitz. Il a tourné autour, vu l’Europe centrale et orientale, les lieux du massacre, mais pas encore son noyau. Il commente la photo du crématoire détruit, comme il le fait, de façon précise, pour la plupart de ses images :
« Cette photo que je prends en tremblant m’est essentielle. Elle remplace la sépulture qui permet de faire le deuil, d’inscrire des êtres chers dans un récit, dans une mémoire. »
La photo, elle aussi, peut servir de sépulture.
Norbert Czarny, Après Auschwitz, n°355-356, Juillet – Septembre / Octobre – Décembre 2021